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à contempler un spectacle qui méritait les applaudissements des passants ; un homme d’une trentaine d’années, de vêtement correct et de bonne tenue, donnait le bras à une femme jolie et dont l’élégance était de bon aloi. Il était escorté d’un peintre en bâtiment portant son échelle et un pot de peinture noire. Partout où l’on pouvait atteindre et où l’homme apercevait un emblème impérial, il faisait un signe ; le peintre appliquait son échelle, barbouillait l’N ou l’aigle impériale et souriait avec la satisfaction d’un ouvrier qui fait bonne besogne. Lorsque l’on eut ainsi maculé les murailles, l’homme, tournant vers le groupe de benêts qui l’escortait son visage illuminé de joie, s’écria d’une voix vibrante : « Ils n’ont qu’à venir maintenant les Prussiens, on les recevra de la belle manière ! » Je ne plaisante pas en disant que cet imbécile représentait, en ce jour de désespoir, l’opinion des neuf dixièmes de la population. Le peuple est un enfant : le moindre jouet lui fait oublier son chagrin et son devoir.

Parlant de la soirée du 4 septembre, Jules Favre a écrit : « Jamais Paris n’a été plus joyeux ni plus calme. » En parlant ainsi, il n’a dit que la vérité, et, lorsque l’on se reporte aux malheurs qui ont suivi cette journée, on en reste stupéfait. C’était plus que de la joie ; que l’on me passe le mot, c’était de la ribote. Bergstedt, chargé des affaires de Suède, écrivait au comte de Fersen, en date du 11 août 1792, à propos de la journée de la veille, qui, elle aussi, ouvrait la porte aux folies, aux désordres, aux massacres : « Passé sept heures du soir, on aurait cru qu’il y avait une réjouissance publique ; on entendait partout chanter ; les cabarets étaient pleins. » Mêmes causes, mêmes effets ; même imprévoyance, même châtiment.

Lorsque je rentrai chez moi, Piétri m’y attendait ; il était venu me demander asile et me donnait ainsi, je le répète, une preuve de confiance dont je lui ai toujours gardé gratitude. En le voyant, je ne pus m’empêcher de me rappeler que, dix-neuf ans auparavant, à la date du coup d’État de décembre, Madier de Montjau — dit en plaisantant le furibond Madier — était venu chercher un refuge à mes côtés. De tout ce qu’il possédait à l’hôtel de la préfecture de Police, Piétri n’avait pris soin de sauver qu’un seul objet, la liste de ses agents secrets, qu’il avait voulu soustraire et qu’il a soustraite à des curiosités trop intéressées pour n’être pas périlleuses. J’ai connu le nom de quelques-uns des