Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/98

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s’était passé, je ne l’ignore plus aujourd’hui et je peux le raconter.

Aussitôt après la défaite de Wœrth, l’Impératrice avait quitté le palais de Saint-Cloud et était venue s’établir aux Tuileries, au centre même du gouvernement qu’elle comptait diriger et de la population qu’elle voulait rassurer. Elle vécut d’illusions et de rêves. Les illusions étaient entretenues par les gens de l’entourage, qui lui démontraient, par toute sorte d’exemples historiques plus ou moins bien choisis, qu’un échec ne préjuge en rien des résultats d’une campagne, et on se berçait des souvenirs de Sébastopol et de Solférino. Les rêves naissaient naturellement en elle, la saisissaient et l’enlevaient à la réalité ; elle s’y complaisait ; égarée dans la contemplation des apothéoses, elle se voyait triomphante, à la tête de troupes enivrées de sa présence, arrachant la victoire à l’ennemi, acclamée par le peuple éperdu, associée à l’Empire qu’elle avait sauvé et réalisant enfin sa suprême ambition, qui était d’être sacrée à Reims. Elle l’a dit depuis : « Quels beaux rêves j’ai faits dans ce temps-là ! » Elle n’est point à blâmer ; elle subissait un état pathologique comme en subit toute femme secouée par des émotions trop violentes. Elle n’avait plus qu’une perception confuse des événements, et son esprit avait perdu toute perspicacité. Un jour, à cette époque, vers le milieu du mois d’août, je dis à Piétri : « Comment est l’Impératrice ? » Il me répondit, avec l’expression découragée d’un homme qui a parlé sans être écouté : « Elle est dans les nuages. »

L’imbécillité du général de Failly à Beaumont et la déroute qui en fut la conséquence dissipèrent les illusions et les songes. La pauvre femme se réveilla brusquement. Elle comprit que toute fortune abandonnait la France et que l’Empire ne survivrait pas à la ruine militaire du pays. Elle se raidit contre cette destinée que, plus que tout autre, elle avait concouru à faire, et, comme le gladiateur antique, elle se tint prête à tomber avec grâce. De cette heure jusqu’à la minute où elle quitta son palais, elle fut très correcte, malgré des intermittences de larmes et de colère que nulle femme ne peut éviter. Elle donna ses ordres ; dès le 1er septembre, on prépara les paquets du départ ; elle expédia des papiers en lieu sûr et en brûla d’autres. Un sac de voyage facile à tenir en main reçut des objets indispensables, des bijoux de prix et une vingtaine de mille francs en or ; en