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THÉOPHILE GAUTIER.

comprise. Il a une vision de l’Espagne, il la reproduit de son mieux, c’est-à-dire très bien ; ceux qui regarderont le même pays sous un autre angle seront surpris, mais ne pourront jamais l’accuser d’inexactitude ; tout au plus, ils auront à reconnaître que leur attention n’a pas été appelée par ce qui suscitait son admiration. Pour me bien faire comprendre, je citerai un fait qui m’est personnel. Il n’y a pas très longtemps, je causais avec un homme qui habite un de nos départements du Midi, homme riche, considérable, dirigeant de grandes entreprises et distingué ; je lui parlais d’Arles et d’Avignon, du portail et du cloître de Saint-Trophime, des Arènes, des Eliscamps et du château des papes. Il répondit : « Cette région-là est bien changée depuis que la chimie a découvert la couleur rouge pour teindre les draps de troupes. Entre Avignon et Arles on ne cultive plus la garance ; vous ne reconnaîtriez pas le pays. » Les lecteurs de cette catégorie, qui sont, du reste, les plus honnêtes gens du monde, n’ont rien dû comprendre au Voyage en Espagne : Théophile Gautier ne parle pas leur langue.

Il est, pour ainsi dire, un voyageur abstrait, et, comme il ne se dément pas une seule fois au cours de son récit, on peut affirmer que cette « abstraction » lui est naturelle. Il reste indifférent à tout ce qui n’est point le voyage proprement dit, dénué de toute préoccupation autre que celle de bien regarder, pour bien voir et bien rendre ce qu’il a vu. Chez lui, « l’œil du peintre » a une puissance extrême, cet œil