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LA JEUNESSE.

verre grossissant de la postérité ne s’était point interposé. Les détails de leur existence personnelle n’ont pas encore, — pour moi du moins, — été éliminés par le temps ; j’aperçois l’œuvre à travers l’homme ; l’une complète l’autre, celui-ci fait comprendre celle-là, et ce serait mentir à la vérité que de les séparer. Il est impossible de juger un compagnon de la vie, comme l’on peut juger un personnage mort depuis un ou deux siècles. Il en est des hommes ainsi que des paysages : l’éloignement les embellit, mais les dénature, car la distance les noie de lumière, en adoucit les contours, en dissimule les rugosités. Ceux qui ont vu, qui ont été les associés des jours, les confidents, parfois même les confesseurs, ceux qui se souviennent n’entendent pas sonner l’heure des apothéoses ; mais ils se doivent d’être sincères, par respect même pour celui dont ils parlent, qui souvent y gagne de revivre dans sa réalité et avec des qualités que les admirateurs quand même n’ont point soupçonnées. Pour les témoins de l’existence de bien des écrivains, ce qu’il y a d’extraordinaire dans leur œuvre, ce n’est pas l’œuvre elle-même, c’est la difficulté à travers laquelle ils l’ont accomplie ; c’est que rien, ni la gêne, pour ne dire la pauvreté, ni les tourments qui en résultent, n’ont pu interrompre l’essor de leur talent. C’est là cependant ce qu’il faut expliquer pour faire comprendre ce qu’ils ont eu d’exceptionnel ; c’est là aussi ce qu’il faut dire afin de les venger de la légèreté dédaigneuse avec laquelle le