conservation sur le trône ; et c’est mal reconnaître leurs services, que de trop les exposer à en perdre le fruit.
La difficulté de bien régner se sent, ce me semble, assez dans ce que j’ai dit. Rendons-là encore plus sensible. Dans le haut rang où est le prince au-dessus du reste des hommes, il est en vue à tout le monde. S’il ordonne ou fait quelque chose qui ne soit pas conforme à la plus exacte raison, non seulement il se fait à soi-même un tort considérable ; mais il est aussitôt méprisé des sages. Lui échappe-t-il quelque action ou quelque geste, qui réponde mal à la dignité de sa personne ? Grands et petits en font des risées. Avance-t-il quelqu’un dans les charges ? Aussitôt mille jaloux murmurent. A-t-il égard à quelque recommandation ? Tous les prétendants se plaignent qu’on donne tout à l’inclination ou à l’intérêt, rien au mérite. Voit-on mettre dans les premiers emplois un homme d’un mérite bien reconnu, on l’attribue au hasard, et non pas aux lumières du prince : heureusement, dit-on, cette fois-ci, il n’a pas mal rencontré. Voit-on en place quelqu’un qui n’ait pas un grand mérite ? On n’hésite point à dire que le prince est sans lumières. Si un prince parle assez souvent, c’est un causeur. Parle-t-il peu ? Il n’a point de fond, et ne sait pas instruire ceux qui l’approchent. Suit-il les mouvements de son humeur ; fait-il paraître de la colère ? Il se répand à la cour et dans tout l’empire une terreur très préjudiciable. Est-il modéré, facile, indulgent ? Les lois et ses ordres s’observent mal. Les peuples sont-ils à l’aise ? Les officiers[1] ont beaucoup de peine et se rebutent. Les officiers sont-ils contents ? Le peuple souffre et se plaint. Tout l’empire est comme un grand arbre, dont la cour est comme le tronc et la racine. Le prince peut-il donc ne se pas sentir de tous les événements fâcheux qui affligent son État ? Point de peau, plus de poil, dit un vieux proverbe. L’essentiel donc pour un État, est que la cour soit pourvue de bons ministres. Cela est vrai : mais les Y yn et les Fou yué[2] sont bien rares.
La cour étant pourvue de bons ministres, il serait encore bien important d’avoir des généraux fidèles, habiles et infatigables sur les frontières. Mais les Hoei chang et les Li mou[3] ne sont pas aujourd’hui faciles à trouver. D’ailleurs, quand un prince est assez heureux que de trouver des gens de ce mérite, il ne peut manquer d’avoir pour eux de l’inclination. Instruit de ce qu’il y a à souffrir sur les frontières, il se fait une vraie peine d’y envoyer des gens qu’il aime. Il sait d’un autre côté, que s’il manque à les y envoyer, il s’expose à voir tomber les feuilles, et couper les branches de son grand arbre, et peut-être à voir périr l’arbre entier. Que ne souffre
- ↑ Il y a en chinois koan. Sous ce terme sont compris également juges, magistrats, officiers de guerre, etc. Dans quelques livres français on a mis en usage une autre expression. On y dit les mandarins. Qu’on la substitue si l’on veut ici et ailleurs au terme d’officiers dont je me sers. J’avertis seulement que mandarin n’a nul rapport au son chinois. Je le crois inventé par les Portugais et tiré de mandar, ordonner.
- ↑ Deux fameux ministres, dont le Chi king parle.
- ↑ Hoei chang et Li mou étaient deux généraux fameux en leurs temps.