Page:Du halde description de la chine volume 2.djvu/670

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fidèles et sincères, éloigner les flatteurs et les médisants, c’est là sans contre-dit le meilleur moyen que puisse employer un prince pour sa sûreté personnelle, et pour le bien de son État. C’est une expérience de tous les siècles, et jamais on n’a vu périr une dynastie, tandis que le prince et ses officiers unis par le puissant lien de la vertu, ont agi de concert pour le bien commun. Mais il est arrivé souvent que les princes voyant leur pouvoir bien établi, et les affaires sur un bon pied, ont négligé les gens capables et zélés, pour avancer ceux que la complaisance leur rendait plus agréables.

Vous-même, prince, rappelez-vous, je vous prie, les commencements de votre règne. Modeste, retenu, appliqué, vous embrassiez avec plaisir tout le bien qu’on vous proposait. S’il vous échappait une faute, quelque légère qu’elle pût être, vous la répariez aussitôt. Vous receviez avec plaisir les remontrances les plus fortes ; on le voyait sur votre visage. Aussi tout ce qu’il y avait de gens capables, s’empressaient à vous aider de leurs lumières. Maintenant que vous n’avez plus aucun embarras, que jusqu’aux plus éloignés barbares tout vous est soumis ; vous paraissez un autre homme : devenu fier et plein de vous-même, tandis que vous prêchez contre la flatterie et les vices qui l’accompagnent, vous ne laissez pas d’écouter avec plaisir les flatteurs qui vous applaudissent. Vous faites de beaux discours sur l’utilité des remontrances droites et sincères, et dans le fond vous n’aimez pas qu’on vous en fasse. Vous ouvrez peu à peu la porte au vice et à l’intérêt. Le chemin de la vertu se ferme de plus en plus ; et la chose est si sensible, que les gens les moins[1] attentifs ne laissent pas de l’apercevoir. Ce n’est pas la une bagatelle. C’est par votre ancienne conduite, que s’est si bien établi votre empire : par celle que vous tenez aujourd’hui, il ne peut que tomber en décadence. Pouvez-vous ne le point voir ? Et si vous le voyez en effet, comment ne vous pressez-vous pas d’y mettre ordre ? Depuis que j’ai l’honneur de vous servir, ma crainte a toujours été qu’on cessât de vous parler avec une entière liberté : et je vois avec douleur qu’il s’en faut déjà beaucoup qu’on le fasse comme auparavant.

Dans tous les mémoriaux qu’on vous présente sur les affaires, on se contente de vous indiquer brièvement les inconvénients qui sont arrivés, ou tout au plus ceux qui sont à craindre. Quant aux moyens d’y remédier ou d’y parer à l’avenir, je ne vois pas qu’on y touche. Je ne m’en étonne pas. Vous vous tenez par votre fierté, dans une région trop supérieure. Lors même que vous croyez en descendre, vous ressemblez encore à un dragon[2] hérissé d’écailles piquantes ; on craint de vous approcher, et plus encore de vous irriter en vous parlant avec franchise. Tel qui n’a osé d’abord s’expliquer entièrement, et qui n’a fait que

  1. Le chinois dit : les gens qui vont & qui viennent faisant voyage.
  2. Le dragon en Chine est le symbole de l’empereur. Il n’a rien d’odieux.