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Page:Ducros - Les Encyclopédistes.djvu/235

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Pas plus que leurs adversaires, ils ne comprennent et n’admettent la critique, et la critique littéraire moins que toute autre, parce qu’elle s’attaque à leur talent et qu’elle blesse leur amour-propre. Or, l’amour-propre, si nous en croyons Zadig, — et Voltaire devait s’y connaître, — est « un ballon gonflé de vent, dont il sort des tempêtes quand on lui a fait une piqûre, » Ainsi, en 1775, Fréron s’avise-t-il de publier le « Commentaire sur la Henriade », de la Beaumelle, aussitôt d’Alembert fait part de son indignation à Voltaire et se demande quand donc on se décidera « à faire justice de ces marauds. À quoi servirait-il d’avoir tant d’honnêtes gens dans le ministère si les gredins triomphaient encore ? » Un critique littéraire n’est pas pour eux un écrivain, c’est un vulgaire « feuilliste », à moins qu’il ne soit « un corsaire », ou même une misérable « chenille ». D’Alembert, dans son « Essai sur les gens de lettres », a décrit le Temple de la Renommée : pour arriver à ce temple, il faut traverser une forêt peuplée de « brigands » (il veut dire : de critiques). La critique, pour lui, c’est « l’envie » et ce mot revient sans cesse dans son Essai. Par leur attitude envers leurs rivaux ils ont mérité que Linguet leur jetât à la tête ce mot sanglant : « Vous ne lancez pas de lettres de cachet ; mais si on vous en donnait[1] ! »

Par une étrange ironie du sort, le seul homme peut-être qui souhaitait pour son pays une presse vraiment libre était celui-là même qui avait pour mission de la surveiller : Malesherbes aurait voulu supprimer la censure préalable ; il en établissait tout au moins l’inutilité dans une lettre (restée manuscrite) à M. de Bernis : « Je puis vous assurer qu’il n’y a aucun censeur, quelque éclairé et attentif qu’il soit, qui puisse répondre de n’être pas trompé dans l’examen d’un ouvrage de longue haleine, lorsqu’un auteur adroit aura le projet de l’induire en erreur, surtout dans des matières délicates comme la métaphysique et la

  1. Voir sur ce sujet les admirables lettres de Malesherbes à Morellet et à d’Alembert : Mémoires de l’abbé Morellet, Paris, Ladvocat, 1821, t. I, p. 49.