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Ou bien encore la ferme est hypothéquée, elle rapporte peu, elle est insuffisante pour un train de vie convenable, surtout pour l’avenir des enfants ; elle a été mal partie, mal divisée, on la voudrait autre, et dans le désespoir de jamais la mettre à sa main, on s’en défait pour filer en ville. On ne déteste pas l’agriculture, mais telles ou telles conditions d’agriculture où l’on se trouve, et si l’on savait quelque moyen d’améliorer sa situation, sans émigrer en ville et sans payer des sommes folles, qu’on n’a pas, pour acheter une terre ailleurs, on serait tout heureux d’assurer l’avenir des enfants sans les exposer aux dangers des rues. Parfois encore, la vieille terre se vend parce que deux, trois, quatre fils, les plus débrouillards, déjà rendus en ville, entraînent le malheureux serf qu’on a rivé à la glèbe paternelle. Ou bien les parents, inquiets d’y envoyer leurs fils et filles seuls, se décident à les suivre pour les pensionner, les surveiller, vivre et mourir au milieu d’eux. Ignorance et manque de guides à notre peuple aveugle, tel est le mal national des quatre-vingts dernières années : de grâce, ne jetons pas trop la pierre à nos pauvres déserteurs, n’obéissons pas à la commune tentation humaine qui veut faire des coupables avec des malheureux.

Dieu merci, la paresse et la ruée aux aises ne sont pas toujours ni même le plus souvent les causes de la dépopulation rurale ; encore faudrait-il, si elles l’étaient, entreprendre une rééducation énergique de notre peuple, sous peine de décadence avouée, de byzantisme et de disparition prochaine.

« Quand il y a dans un peuple quelques paresseux et quelques jouisseurs, écrit M. Godefroy Kurth,[1] l’humanité peut se borner à les regarder et à passer. Ce qui est grave, c’est quand on voit un peuple entier porter dans son sein

  1. Godefroy Kurth, Les Origines de la civilisation moderne, I, p. 22.