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THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES

tion, mais trop étroit pour imaginer quoi que ce soit de complexe avant de l’avoir classé en un ordre parlait — et l’esprit ample, mais faible, de l’Anglais, nous la retrouvons sans cesse en comparant les monuments écrits qu’ont élevés ces deux peuples.

La voulons-nous constater entre les œuvres des dramaturges ? Prenons un héros de Corneille, Auguste hésitant entre la vengeance et la clémence ou Rodrigue délibérant entre sa piété filiale et son amour. Deux sentiments se disputent son cœur ; mais quel ordre parfait dans leur discussion ! Ils prennent la parole, chacun à son tour, comme feraient deux avocats au prétoire, exposant en des plaidoiries parfaitement composées leurs motifs de vaincre ; et lorsque, de part et d’autre, les raisons ont été clairement exposées, la volonté met fin au débat par une décision précise comme un arrêt de justice ou comme une conclusion de géométrie.

Et maintenant, en face de l’Auguste ou du Rodrigue de Corneille, plaçons la lady Macbeth ou le Hamlet de Shakespeare ; quel bouillonnement de sentiments confus, inachevés, aux contours vagues, incohérents, tour à tour dominants et dominés ! Le spectateur français, formé par notre théâtre classique, s’épuise en vains efforts pour comprendre de tels personnages, c’est-à-dire pour déduire d’un état d’âme défini avec netteté cette foule d’attitudes et de paroles imprécises et contradictoires. Le spectateur anglais ignore ce labeur ; il ne cherche pas à comprendre ces personnages, à en classer et à en ordonner les gestes ; il se contente de les voir dans leur vivante complexité.

Cette opposition entre l’esprit français et l’esprit