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théories abstraites et modèles mécaniques

ont lutté pour garder aux principes de l’atomisme toute leur rigidité. Ce qui distingue l’École anglaise, ce n’est point d’avoir tenté la réduction de la matière à un mécanisme, c’est la forme particulière de ses tentatives pour obtenir cette réduction.

Sans doute, partout où les théories mécaniques ont germé, partout où elles se sont développées, elles ont dû leur naissance et leur progrès à une défaillance de la faculté d’abstraire, à une victoire de l’imagination sur la raison. Si Descartes et les philosophes qui l’ont suivi ont refusé d’attribuer à la matière toute qualité qui n’était pas purement géométrique ou cinématique, c’est parce qu’une telle qualité était occulte ; parce que, concevable seulement à la raison, elle demeurait inaccessible à l’imagination ; la réduction de la matière à la géométrie par les grands penseurs du xviie siècle marque clairement qu’à cette époque le sens des profondes abstractions métaphysiques, épuisé par les excès de la Scolastique en décadence, s’était assoupi.

Mais chez les grands physiciens de France, de Hollande, de Suisse, d’Allemagne, le sens de l’abstraction peut avoir des défaillances ; il ne sommeille jamais complètement. Il est vrai, l’hypothèse que tout, dans la nature matérielle, se ramène à la géométrie et à la cinématique, est un triomphe de l’imagination sur la raison. Mais, après avoir cédé sur ce point essentiel, la raison, du moins, reprend ses droits lorsqu’il s’agit de déduire les conséquences, de construire le mécanisme qui doit représenter la matière ; les propriétés de ce mécanisme doivent résulter logiquement des hypothèses qui ont été prises comme fondements du sys-