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la théorie physique et l’expérience

Une telle règle n’est point aisée à suivre ; elle exige du savant un détachement absolu de son propre sentiment, une complète absence d’animosité à l’encontre de l’opinion d’autrui ; la vanité comme l’envie ne doivent pas monter jusqu’à lui ; comme dit Bacon, « il ne doit jamais avoir l’œil humecté par les passions humaines ». La liberté d’esprit qui constitue, selon Claude Bernard, le principe unique de la méthode expérimentale, ne dépend pas seulement de conditions intellectuelles, mais aussi de conditions morales qui en rendent la pratique plus rare et plus méritoire.

Mais si la méthode expérimentale, telle qu’elle vient d’être décrite, est malaisée à pratiquer, l’analyse logique en est fort simple. Il n’en est pas de même lorsque la théorie qu’il s’agit de soumettre au contrôle des faits n’est plus une théorie de Physiologie, mais une théorie de Physique. Ici, en effet, il ne peut plus être question de laisser à la porte du laboratoire la théorie que l’on veut éprouver, car, sans elle, il n’est pas possible de régler un seul instrument, d’interpréter une seule lecture ; nous l’avons vu, à l’esprit du physicien qui expérimente, deux appareils sont constamment présents : l’un est l’appareil concret, en verre, en métal, qu’il manipule ; l’autre est l’appareil schématique et abstrait que la théorie substitue à l’appareil concret, et sur lequel le physicien raisonne ; ces deux idées sont indissolublement liées dans son intelligence ; chacune d’elles appelle nécessairement l’autre ; le physicien ne peut pas plus concevoir l’appareil concret sans lui associer la notion de l’appareil schématique que le Français ne peut concevoir une idée sans lui associer le mot français qui l’exprime. Cette impossibilité radicale, qui empêche de dissocier les