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LA COSMOLOGIE HELLÉNIQUE

annoncer sûrement les événements futurs, il a introduit dans l’Univers un ordre rigoureusement déterminé, et sa philosophie ne paraît pas moins fataliste que celle des Chaldéens. Comment va-t-il maintenant arracher l’âme humaine à la servitude du Destin ?

Selon Plotin, le Monde a une double animation[1]  : « D’une part, le Monde est le composé d’un corps et d’une certaine âme liée à ce corps ; d’autre part, il est l’Âme de l’Univers, qui n’est pas en un corps, et qui imprime sa trace dans l’âme incorporée ».

L’Univers n’est pas seul à présenter une telle constitution. « Le Soleil et les autres astres, eux aussi, sont doubles de la même façon ». D’une part, chacun d’eux est âme pure (ϰαθαρά ψυχή) ; d’autre part, il est non seulement corps (σῶμα), mais corps animé (ἐψυχωμένον σῶμα).

« Chacun des hommes aussi est double ; d’une part, il est un certain composé binaire ; d’autre part, il est ce par quoi il est lui-même (ὁ δὲ αὐτὸς). »

Le composé binaire, le corps animé qui est en nous, si on le considère à part de cette autre âme qui constitue proprement notre essence, le composé binaire, disons-nous, « vit dans le Destin. Non seulement, ici-bas, son sort lui est signifié par les astres, mais encore il est comme une partie de l’Univers et il est lié à ce tout dont il est une partie ». Ainsi le corps animé est inséré dans cet ordre immuable qui constitue l’Εἱμαρμένη.

« L’autre âme, au contraire, celle qui nous est advenue du dehors », celle qui a une origine divine, « a le pouvoir de s’élever, de monter vers le beau et vers le divin, c’est-à-dire vers les choses sur lesquelles personne n’exerce d’empire, afin de devenir cette Beauté et cette Divinité, afin de vivre, séparée [du corps animé], la vie de la Beauté et de la Divinité ». Voilà ce qu’entend Plotin en disant que « Dieu nous a donné une vertu qui ne reconnaît pas de maître, ἀδέσποτον ἀρετὴν θεὸς ἔδωϰεν. »

Être libre, qu’est ce donc ? C’est ne point être rivé comme un anneau dans cet enchaînement, impossible à briser, qui relie entre elles toutes les choses de ce Monde, qui les oblige à se suivre les unes les autres dans un ordre rigoureusement déterminé. Pour échapper à cet enchaînement, il faut sortir du Monde, il faut s’élever au-dessus de la surface concave de l’orbe de la Lune, il faut prendre place parmi les substances séparées de la matière, parmi les intelligences et les âmes éternelles et divines ou, tout

  1. Plotini Enneadis IIœ lib. III, cap. IX ; éd. cit., pp. 65-66.