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LA COSMOLOGIE DES PÈRES DE L’ÉGLISE

rons Saint Augustin emprunter aux Néo-platoniciens. Il prend le mot ὕλη dans un sens très voisin de celui que nous donnons aujourd’hui au mot matière ; il y voit un corps, mais un corps vague et mal défini. Quant à cette matière exempte de toute forme et de toute qualité dont parlent les philosophes, il n’y saurait voir qu’un pur néant, entièrement inconcevable. « Si vous vous efforcez, dit-il[1], à l’aide de votre raison, d’ôter à la terre toutes les qualités qui lui sont inhérentes, vous aboutirez à un rien-du-tout (εἰς οὐδέν). Si vous supprimez la couleur noire, le froid, la pesanteur, la densité, la saveur, et toutes les autres qualités, s’il en est, qu’on peut observer en elle, le substrat ne sera plus rien (οὐδέν ἔσται τὸ ὑποϰείμενον)… Ne cherchons donc pas à concevoir une certaine nature dépourvue de toutes les qualités et dont la raison même serait d’être inqualifiée (… μηδὲ ζητεῖν τινα φύσιν ἒρημον ποιοτήτων, ἄποιον ὑπάρχουσαν τῷ ἑαυτῆς λόγῳ) ».

C’est toujours dans le sens de corps imparfaitement défini, non dans le sens péripatéticien, qu’il faut entendre le mot ὕλη, matière première, si l’on veut comprendre les controverses auxquelles l’éternité de la matière première donnait lieu au temps des Pères de l’Église.

Ainsi en est-il de l’objection suivante, que les Manichéens opposaient au dogme catholique de la création de la matière, et que Saint Grégoire de Nysse nous fait connaître[2] :

« Par nature, Dieu est simple ; il est exempt de toute matière (ἄϋλος), de toute grandeur, de toute qualité, de toute composition ; il n’est soumis à la délimitation d’aucune figure. Toute matière (ὕλη) est comprise dans une étendue de dimensions déterminées ; elle n’échappe pas aux prises des organes des sens ; elle est connue en sa couleur, en sa figure, en sa masse, en sa grandeur, en sa résistance, en tous les autres caractères qu’on y peut considérer ; or, aucun de ces caractères ne se peut concevoir dans la nature divine. Comment donc imaginer que l’immatériel ait enfanté la matière, que l’inétendu ait engendré la nature étendue ? »

Cette objection pourrait évidemment se résumer ainsi : Comment Dieu, qui est incorporel, a-t-il pu créer la matière, qui est corps ?

En l’énonçant sous cette forme, nous comprendrons la réponse, extrêmement originale, de Saint Grégoire[3]. Dans cette réponse, le

  1. S. Basilii Homilia I in Hexaemeron, 8 ; éd. cit., coll. 21-22.
  2. S. Gregorii Nysseni De hominis opificio, cap. XXIII [S. Gregorii Nysseni Opera, accurante J. P. Migne, t. I (Patrologiœ grœcœ t. XLIV), coll. 209-212].
  3. S. Gregorii Nysseni Op. laud., cap. XXIV ; éd. cit., Coll. 211-214.