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L’ASTRONOMIE LATINE AU MOYEN ÂGE

qu’elle en détache ces choses, qu’elle les sépare, il reste alors une raison (λόγος) ; c’est une chose vague qu’elle pense vaguement, une chose obscure qu’elle pense obscurément ; c’est en ne pensant pas qu’elle la pense (ϰαὶ νοεῖ οὐ νοοῦσα) ».

Cette sorte de rêve par lequel nous atteignons la notion vaporeuse, impalpable, sans contour de la matière première, Plotin se complaît à le décrire. Il aime à énumérer les caractères par lesquels la matière première échappe à toute perception sensible et déconcerte toute imagination, La matière première n’est accessible « qu’au raisonnement ; non pas au raisonnement qui prend son point de départ dans l’intuition, mais au raisonnement qui fonctionne à vide ; c’est pourquoi on l’appelle un raisonnement bâtard. — Ἀλλὰ λογισμῷ οὐϰ ἐϰ νοῦ, ἀλλὰ ϰενῶς, διὸ ϰαὶ νόθος, ὡς εἴρεται ».

Pour définir cette vision indécise qui nous fait entrevoir la matière première, voici que Plotin reprend cette expression, λογισμός νόθος, un raisonnement bâtard, dont Platon, au Timée, avait usé pour désigner cette sorte de rêve qui nous découvre l’espace, la χώρα[1].

Cela suffirait à nous signaler l’analogie qui existe entre la matière première, la ὕλη de Plotin, et l’espace, la χώρα de Platon, cette χώρα qui, au jugement d’Aristote, jouait dans la Cosmologie de Platon le rôle de matière première. Mais la matière première néo-platonicienne est quelque chose de plus indéterminé que l’espace platonicien ; elle n’est pas volume, mais fantôme de volume : « Οὐ τοίνυν ὄγϰον δεῖ εἶναι, ἀλλὰ φάντασμα γὄϰου ». Elle est l’indéterminé en soi ; elle est véritablement un non-être, μὴ ὄν, et, par là, elle vient s’identifier au vide, au ϰενόν des Atomistes. De cet être en puissance qu’Aristote avait appelé matière, ὕλη, elle n’a gardé que le nom.

Relisons maintenant ces pages éloquentes des Confessions où Saint Augustin nous décrit les vains efforts de sa raison pour saisir la fuyante notion de matière première. N’y reconnaissons-nous pas, sous l’ampleur du développement, les descriptions que Plotin donnait, de cette sorte de rêve, de ce λογισμός νόθος ; qui nous laisse apercevoir la ὕλη ? N’est-il pas bien clair que la matière première dont l’Évêque d’Hippone traite au cours de ses divers ouvrages, c’est la matière première néo-platonicienne, non la matière première péripatéticienne ? S’il a pu tenter de christianiser une matière première, c’est qu’il s’adressait à la matière première de Plotin ; celle d’Aristote ne s’y fût pas prêtée.

  1. Voir t. I, p. 37.