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LA COSMOLOGIE DES PÈRES DE L’ÉGLISE

Le Moyen Âge chrétien connaîtra fort tard les écrits où Aristote définit la matière première. Ces écrits ne seront pas traduits avant le milieu du xiie siècle, et ils ne seront guère lus avant l’an 1230. Jusque-là, lorsqu’un philosophe de la Chrétienté latine, tel Jean Scot Érigène, voudra traiter de la matière première, il se renseignera auprès de Saint Augustin ; or, la pensée que lui transmettra l’Évêque d’Hippone, ce sera celle de Plotin, non celle d’Aristote.

Même au temps où on lira et commentera la Physique d’Aristote, on ne reléguera pas dans un complet oubli l’enseignement de Saint Augustin. Aussi la notion aristotélicienne de matière première, cette notion qui est comme la clé de voûte de la Cosmologie péripatéticienne, n’apparaîtra-t-elle jamais, aux docteurs de la Scolastique, dans sa pure et précise nudité ; toujours, la pensée néo-platonicienne l’enveloppera d’un voile qui en dissimulera les contours.


VII
LES RAISONS SÉMINALES SELON SAINT AUGUSTIN

De la théorie de la matière première donnée par Saint Augustin, il convient de rapprocher celle que l’Évêque d’Hippone a conçue au sujet de ce qu’il nommait les raisons causales (causales rationes), de ce qu’on appelle plus volontiers, en usant de la langue des Stoïciens, les raisons séminales. C’est une des doctrines qui soulèveront, au xiiie siècle, le plus de débats passionnés entre ceux qui s’inspireront de la pensée du Docteur africain et ceux qui préféreront la pensée d’Aristote.

Pour trouver l’origine de la théorie des raisons séminales, il convient de remonter à ce qu’Aristote nous enseigne des doctrines d’Anaxagore.

Comment se peuvent engendrer les diverses parties des animaux et des végétaux, le bois, les os, la chair etc. ? Tous ces corps, au gré d’Anaxagore[1], existent d’avance, tout formés, mais réduits en masses d’une extraordinaire petitesse. L’air, l’eau, les autres corps que nous appelons, à tort, élémentaires sont, en réalité, des magmas infiniment complexes où se rencontrent en foule des molécules de bois, de chair, d’os, de toutes les substances qui peuvent se former aux dépens de l’air ou de l’eau ; s’il

  1. Aristote, Physique, livre I, ch. IV (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, pp. 202-253 ; éd. Bekker, vol. I, p. 187).