Aller au contenu

Page:Duhem - Le Système du Monde, tome V.djvu/16

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
10
LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

La Matière universelle, par contre, c’est le fonds commun à tout ce qui peut être défini au moyen des catégories. Aucune des déterminations que comportent ces catégories n’existe encore en elle ; aucune des questions par lesquelles ces prédicaments s’expriment n’a de réponse lorsqu’on la pose, au sujet de cette Matière, avant quelle n’ait reçu aucune forme ; toute chose au sujet de laquelle on peut demander : de quelle grandeur est-elle ? quelle est-elle ? où et quand est-elle ? résulte d’une détermination, d’une information de cette Matière. Celle-ci est donc le fonds commun de tout ce qui peut être défini à l’aide des catégories : elle est « la chose qui supporte les neuf prédicaments, substantia quæ sustinet novem prædicamenta[1]. »

Avicenne, et Al Gazâli après lui, avaient considéré la Hyle comme une chose dépourvue de la détermination qui constitue la mesure, de la détermination quantitative ; à cette Hyle, la forme définie par la catégorie de la quantité devait s’adjoindre pour donner le Corps. Ils ne se demandaient point ce qu’était cette Hyle à l’égard des autres prédicaments. C’est la question qu’Ibn Gabirol, fidèle à sa méthode, a dû se poser ; une matière, pour lui, c’est toujours le fonds unique de deux choses que leurs formes distinguent l’une de l’autre ; la Hyle d’Avicenne doit donc être quelque chose de commun à ce dont la forme est constituée par la catégorie de la quantité, et à ce dont la forme n’est pas comprise en la catégorie de la quantité. Or ces objets-ci, dont la forme n’est pas quantitative, que peuvent-ils avoir de commun avec ceux-là, qui sont déterminés par la quantité, sinon que leur détermination est comprise au nombre des catégories ? Rien assurément, car il ne saurait se rencontrer de notion plus universelle que chacune des catégories, si ce n’est la notion même de catégorie, qui les comprend toutes. Ainsi la pensée d’Avicenne, logiquement conduite jusqu’à ses conséquences extrêmes, devait aboutir aux conclusions d’Ibn Gabirol.

Mais quel disparate entre ces conclusions et celles de la Métaphysique péripatéticienne, puisqu’aux Intelligences mêmes, elles conduisent à donner une matière !

C’est que l’analyse de l’idée de matière, telle qu’Avicébron l’a menée, ne ressemble qu’on apparence à celle qu’avait conduite Aristote.

Lorsqu’entre deux êtres, Avicébron reconnaît des rapports en même temps que des différences, il conçoit un fonds commun où

  1. Avencebrolis Fons vitæ, Tract. I. cap. 6, pp. 34-35.