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Page:Duhem - Le Système du Monde, tome V.djvu/53

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SCOT ÉRIGÈNE ET AVICÉBRON

est alors essentiellement invisible : elle n’est connue que de nous seul et de Dieu.

» Lorsque, plus tard, notre pensée se trouvera soumise a la réflexion, elle recevra la forme de certaines images ; alors on pourra dire, à juste titre, qu’elle est créée. Informe avant de pénétrer en la mémoire, elle se fait dans la mémoire, en recevant certaines formes d’objets, de sons, de couleurs, d’autres choses perceptibles aux sens.

» Notre pensée reçoit ensuite comme une seconde formation, au moment où elle se revêt de signes capables de représenter des sons et des formes, des lettres, par exemple, qui sont des signes de sons, des figures qui sont signes de formes mathématiques ; au moment où elle se recouvre d’autres indices sensibles, à l’aide desquels elle se puisse insinuer par l’intermédiaire des sens. »

La pensée qui existe déjà au sein de l’intelligence, mais qui est encore dépourvue des formes dont l’imagination la revêtira, Jean Scot l’assimile à Dieu créateur. Cette même pensée, revêtue des formes que lui confèrent la réflexion et la mémoire, c’est l’image de Dieu créé par lui-même. Dieu considéré comme créé par lui-même, ressemble ainsi à notre verbe intérieur. C’est le Verbe de Dieu, identique à la Volonté de Dieu, ne faisant qu’un avec Dieu même.

Plus tard, la comparaison se poursuivra ; notre pensée, devenue extérieure à nous, rendue sensible par les sons des paroles, par les signes de l’écriture, par les tracés des dessins, ce sera la création temporelle.

Voyons de plus près comment toutes choses ont été créées dans le Verbe de Dieu.

« Le Père[1], c’est-à-dire le Principe de toutes choses, a formé de toute éternité (præformavit) dans son Verbe, c’est-à-dire dans le Fils unique qu’il a engendré, les raisons de toutes les choses dont il a voulu qu’elles fussent créées. » Si Dieu est cette forme de la Nature universelle qui crée et n’est pas créée, nous avons ici la seconde forme de la Nature universelle, celle qui est créée et qui crée ; elle est constituée par les « Causes primordiales des choses… Ces Causes primordiales des choses, les Grecs les ont nommées πρωτότυπα, c’est-à-dire modèles primordiaux, ou bien προορίσματα, c’est-à-dire prédestinations ou définitions ; ils les ont encore nommées θεῖα θελήματα, c’est-à-dire volontés divines, et aussi ἰδέαι, c’est-à-dire espèces ou formes, dans lesquelles, de

  1. Joannis Scoti Erigenæ Op. laud., Lib. II, cap. 2 ; éd. cit., col. 529.