Aller au contenu

Page:Duhem - Le Système du Monde, tome X.djvu/258

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
255
NICOLAS DE CUES

Point d’opération, donc, en ce bas monde, qui ne résulte, à la fois, de l’essence de l’agent, de l’essence du patient, de l’essence des instruments intermédiaires ; point d’action où nous puissions découvrir l’effet isolé d’une essence unique et qui nous laisse deviner quelque chosede cette essence.

Si notre intelligence est incapable de saisir l’essence d’aucun des objets sensibles qui résident hors d’elle, ne doit-on pas du moins, pour elle-même, faire une exception ? Ne pourra-t-elle saisir sa propre nature ? Pas davantage. « L’intelligence[1] ne saurait atteindre sa propre quiddité, sa propre essence, si ce n’est de même façon qu’elle comprend toutes les autres choses ; elle ne se connaît qu’en formant d’elle-même, si elle le peut, une imitation (assimilatio) iritelligible. De même, la vue ne se voit pas elle-même ; de ce qu’il voit d’autres objets, l’homme atteint Dieu à cette conclusion qu’il y a en lui un sens de la vue ; mais ce sens de la vue, cependant, il ne le voit pas ; de semblable façon, lorsqu’il sait qu’il comprend, l’homme comprend qu’il y a en lui une intelligence ; mais il ne comprend pas ce que c’est qu’être intelligent. »

De toutes choses, donc, même de sa propre intelligence, le quid est, τὸ διότι, échappe à la connaissance de l’homme ; tout ce qu’il peut atteindre, c’est le quia est, τὸ ὅτι.

À ces essences ou quiddités que l’esprit humain ne saurait connaître, donnons le nom de noumènes ; à ces ressemblances, à ces imitations, à ces apparences (species) que sont les notions ou concepts, donnons le nom de phénomènes, et nous reconnaîtrons que la critique qui constitue L’ignorance savante est une préparation singulièrement avancée de la Critique de la raison pure.

Mais si détournant nos regards de l’avenir, nous les jetons sur le passé, nous reconnaîtrons non moins clairement, dans les propos que nous venons d’entendre, un écho des enseignements donnés, durant la première moitié du xive siècle, par le Nominalisme parisien. Vraiment, elles sonnent comme de l’Ockam, ces propositions de Nicolas de Cues :

« Ce que l’homme possède[2] en vertu de sa force intellectuelle, c’est le pouvoir de composer et d’analyser les apparences (species) naturelles, et d’en faire des apparences intellectuelles et artificielles, des signes conceptuels (signa notionalia). »

  1. Nicolai de Cusa De venatione sapientiæ, cap. XXIX ; éd. cit., t. I, p. 322.
  2. Nicolai de Cusa Compendium, cap. VI ; éd. cit., t. I, p. 243.