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Page:Duhem - Le Système du Monde, tome X.djvu/295

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LA COSMOLOGIE DU XVe SIÈCLE

Étudions de plus près encore cette union de la forme du Monde avec la matière universelle.

Parmi tous les possibles, il n’en est aucun qui existe moins que la puissance ou possibilité pure, exempte de toute détermination[1] ; la puissance pure est l’être minimum ; partant, selon le postulat fondamental de la Docte ignorance, elle est identique à l’être maximum. La pure puissance, qu’aucun acte ne détermine, n’existe donc qu’en Dieu, où elle est, d’ailleurs, identique à l’acte pur. Hors de Dieu, la possibilité ne peut exister qu’à la condition d’être contractée, d’être plus ou moins déterminée par l’acte.

La possibilité ou puissance pure est co-éternelle à Dieu, puisqu’elle est Dieu ; quant à la possibilité contractée, c’est seulement par nature qu’elle précède le Monde ; elle ne lui est pas antérieure, elle n’était pas avant lui ; elle est contemporaine du Monde, et non pas éternelle.

Ainsi la Docte ignorance transforme profondément les antiques doctrines relatives à la matière première.

Pour Aristote, il y a deux absolus, tous deux nécessaires, tous deux éternels, mais essentiellement distincts l’un de l’autre, entièrement opposés l’un à l’autre ; ce sont l’acte pur et la pure puissance, c’est Dieu et c’est la Matière première.

Pour Plotin[2], pour Proclus[3], tous les êtres s’échelonnent entre deux termes qui sont aussi différents l’un de l’autre, qu’il se puisse concevoir ; l’un de ces termes est l’être suprême, le Bien en soi ; l’autre est moins que l’être, le principe du Mal, la ὕλη ; ce sont deux non-êtres, dit Proclus ; mais le premier est un non-être, parce qu’il surpasse tout être, et le second un non-être parce qu’il est la négation de tout être.

Ces deux termes, l’Acte pur, le Bien, l’Un, d’un côté, la de l’autre côté, les Métaphysiques antiques les avaient donc regardés comme les deux maillons extrêmes de la chaîne formée par l’ensemble des choses. Au nom de son postulat, en vertu de l’identité du maximum absolu et du minimum absolu, Nicolas de Cues déclare que la chaîne est fermée, que le dernier maillon est identique au premier et que ce qu’on appelait la ὕλη ne diffère pas de Dieu.

Hors de Dieu, donc, il n’y a pas de puissance pure ; il n’y a que la possibilité contractée par l’acte.

  1. Nicolai de Cusa op. laud., lib. II, cap. VIII ; éd. cit., t. I, p. 33.
  2. Voir : Première partie, ch. XIII, § VIII : t. II, p. 323.
  3. Voir : Troisième partie, ch. I, § II : t. IV, pp. 346-347.