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Page:Duhem - Le Système du Monde, tome X.djvu/336

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NICOLAS DE CUES

Nicolas de Cues a donc profondément altéré la notion d’inertie qu’il avait héritée de Jean Buridan ; au lieu d’y reconnaître une propriété générale des corps et du mouvement, il en fait un privilège de la figure circulaire ou sphérique ; la corruption qu’il a introduite dans la doctrine parisienne est issue de l’idée que la figure circulaire ou sphérique possède, au mouvement, une aptitude particulière.

Cette idée est probablement fort ancienne ; elle est, pour ainsi dire, impliquée dans la pensée que le cercle et la sphère s’élèvent, par leur perfection, au-dessus de toutes les autres figures géométriques ; or, de cette dernière pensée, les Écoles de Pythagore et de Platon étaient pénétrées ; elle a fourni les principes de l’Astronomie. De ses prédécesseurs, Aristote avait , gardé l’admiration pour la forme parfaite de la sphère ; à plusieurs reprises, dans son traité Du ciel, il laisse éclater cette admiration ; et parmi les qualités qu’il attribue à la figure sphérique, l’aptitude au mouvement n’est point omise ; le corps sphérique, dit-il[1], « est celui qui se peut mouvoir le plus vite — Οὓτω γὰρ ἂυ τάχιστα κιυοῖτο ». Ce principe fut généralement reçu des Péripatéticiens. Une des Questions mécaniques[2] qu’on met au compte d’Aristote est consacrée à donner d’obscures explications de l’aisance avec laquelle se meuvent les corps de figure circulaire. Le commentaire à la Métaphysique d’Aristote qu’on a mis sous le nom d’Alexandre d’Aphrodisias émet la supposition[3] que chaque sphère céleste est mue en cercle « au moyen d’une nature uniforme et douée de ce même mouvement » ; et cette nature, il paraît bien la confondre avec la figure sphérique elle-même. Sous ces diverses influences, l’idée que la sphère possède, au mouvement de rotation, une aptitude spéciale, une sorte de prédisposition, était devenue banale ; on en recueillerait aisément, de nombreux énoncés. Nicolas de Cues a eu la fâcheuse inspiration de l’accueillir et d’altérer, en l’invoquant, ce que Buridan et ses disciples avaient dit du mouvement des sphères célestes.

Dans les propos de Nicolas de Cues, il nous faut encore signaler une influence parisienne qui n’est pas celle de Buridan.

  1. Aristotelis De Cælo lib. Il, cap. VIII. Aristotelis Opera ; éd. Bekker, t. I, p. 290, col. b.).
  2. Aristote, Questions mécaniques. (Aristotelis Opera, éd. Didot, cap. IX t. IV, p. 61 ; éd. Bekker, 8, t. II, p. 851, col. b, et p. 852, col. a.)
  3. Voir : Troisième partie, ch. II, § III ; t. IV, p. 425.