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Page:Duhem - Le Système du Monde, tome X.djvu/349

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LA COSMOLOGIE DU XVe SIÈCLE

existe de toute éternité en Dieu ; en même temps, elle existe de Dieu, dans le temps. Le disciple presse le maître de lui donner la solution de cette antinomie. « Je m’étonne et je m’émeus grandement, répond le maître[1] de te voir chercher des raisons en des matières où toute raison est en défaut ; de te voir chercher à comprendre ce qui surpasse toute intelligence. » Devant les affirmations opposées qu’il se voit contraint d’admettre en même temps, le fils de l’Érin confesse la faiblesse de son esprit ; sa foi l’assure qu’en Dieu se trouve la mystérieuse conciliation qu’il ne saurait découvrir.

Cette attitude modeste est-elle celle que prend Nicolas de Cues ?

Sans doute, comme Denys, comme l’Érigène, il reconnaît, dans la Métaphysique, un monde d’antinomies ; il avoue que, de ces antinomies, sa raison ne conçoit pas la solution ; par l’ignorance savante, cette raison a pris conscience de son impuissance à saisir la vérité théologique. Mais Nicolas ne juge pas que son esprit soit, par là, désarmé ; cet esprit, en effet, ne dispose pas seulement de la raison et du procédé discursif par lequel celle-ci conquiert la connaissance ; au-dessus de la raison, il possède une autre faculté, l’intelligence, qui ne discourt plus, mais qui voit. Or cette intelligence est une image de Dieu, elle est fille de Dieu, elle voit toutes choses en elle-même comme elles sont en Dieu. Dans le domaine où s’agite la raison, le procédé discursif, qui considère isolément chaque chose et passe de l’une à l’autre, engendre une multitude de contradictions. Mais l’intelligence plane dans une région plus haute ; sa puissance de synthèse rassemble dans l’unité tout ce que le discours séparait ; là donc où la raison voyait des contradictions, l’intelligence, devenue fille de Dieu, contemple des vérités.

Or, admettre que les contradictoires sont compatibles, c’est ce qu’il faut faire tout d’abord si l’on veut entrer dans la Théologie mystique.

Les antinomies ne sont donc plus, pour Nicolas de Cues, des conséquences auxquelles le métaphysicien est acculé par la suite de ses méditations, des conclusions qu’il admet parce qu’il ne les peut éviter, qu’il tient seulement pour contradictions apparentes dont la mystérieuse solution, transcendante à l’homme, est le secret de Dieu. Non. Les antinomies sont des

  1. Joannis Scoti Erigenæ De divisione Naturæ lib. III, cap. 16 [Joannis Scoti Erigenæ Opera. Accurante J. P. Migne (Patrologiæ Latinæ, t. CXXII). Coll. 667-668].