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Page:Duhem - Le Système du Monde, tome X.djvu/350

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NICOLAS DE CUES

contradictions réelles. Mais c’est seulement pour la raison discursive que contradiction est marque de fausseté. En Dieu, les contradictoires s’unissent, et l’intelligence, fille de Dieu, semblable à Dieu, reconnaît, comme Dieu même, que les contradictoires sont compatibles. Ce sont donc des contradictions formelles qu’elle posera comme principes de la Métaphysique ; puis elle laissera à la raison discursive le soin de tirer, à l’aide de ses syllogismes, les conséquences de tels axiomes.

Que trouvons-nous ici ? L’attitude modeste d’un Denys ou d’un Scot Érirène adorant avec humilité le Dieu qui, seul, sait délier les mystérieuses antinomies ? Non point ; mais le monstrueux orgueil d’une intelligence qui pense avoir atteint la θέωσις, qui se croit devenu Dieu, dont l’intuition, semblable à la pensée divine, prétend pénétrer la profondeur des mystères. Et comme l’orgueil, à ce degré, change nécessairement en démence, cette intelligence, pour bâtir sa doctrine, prend des contradictions pour axiomes et des jeux de mots pour syllogismes.

Cette théosis, cette identification de l’esprit humain avec Dieu, les Néo-platoniçiens d’Alexandrie l’avaient imaginée ou reçue d’Orient. Avec les écrits de Proclus, traduits par Guillaume de Mœrbeke, elle avait été transmise à la Chrétienté latine. Mais Français, Anglais, Italiens avaient l’esprit trop délié pour confondre cette extase païenne avec le mysticisme chrétien. Les dominicains allemands, moins perspicaces, avaient, de toute leur âme, adhéré à cette doctrine ; la pensée de Proclus leur avait paru plus profondément chrétienne que celle des Pères de l’Église ; avec lui, ils avaient cru découvrir dans l’âme humaine un fond par lequel cette âme se confondait avec Dieu ; il suffisait à l’homme de rentrer en lui-même, de se réduire lui-même à cet abditum mentis pour se trouver uni à Dieu. De cette déification mystique, Nicolas de Cues a tiré les conséquences philosophiques. Le fond de l’âme, l’abditum mentis des Eckehart, des Tauler et des Ruysbroeck est devenu, pour lui, l’intelligence, l’intellectus, affilié à Dieu, image de Dieu, devenu Dieu par la theosis, capable de pénétrer par l’intuition les mystères qui déconcertent la raison raisonnante et de concilier les contradictoires.

Vraiment la philosophie des Fichte et des Hegel peut, en Nicolas de Cues, saluer son précurseur. L’esprit du Cardinal allemand est assez gonflé d’orgueil, assez dénué de bon sens pour mériter ce titre.