Page:Dujardin - De Stéphane Mallarmé au prophète Ezéchiel, 1919.djvu/49

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 39 —

« Arriver » dans une ville ; « échouer » dans une entreprise : — La prescription est acquise ; l’écrivain n’a qu’à s’incliner.

« Un torrent » de larmes : — Sens propre du mot « torrent » : flux d’eau rapide, etc. Sens dérivé : simple flux… Y a-t-il prescription pour le sens dérivé ? Non ; le mot « torrent », aujourd’hui comme autrefois, signifie uniquement un flux d’eau rapide comme on en voit dans la montagne ; à un sens plus général de simple flux, il n’y a aucune prescription.

Conséquemment, si « torrent » continue à signifier un torrent d’eau dans la montagne, celui qui dit un « torrent de larmes » (je reprends la définition de Dunan citée par Littré) « transporte la signification propre d’un nom (torrent) à une autre signification (flux) qui ne lui convient qu’en vertu d’une comparaison qui est dans l’esprit ».

Or, cette opération (transporter la signification d’un mot à un autre en vertu d’une comparaison), c’est une métaphore.

Conséquemment, « arriver » dans une ville, « échouer » dans une entreprise, ne sont pas des métaphores. Verser un « torrent » de larmes, est une métaphore[1].

Je pose maintenant la question : Celui qui emploie cette métaphore, un « torrent » de larmes, est-il un écrivain ?

Reprenons notre raisonnement.

Si, faisant cette métaphore, il est sincère, il est un écrivain. Si, la faisant, il répète une chose non personnellement éprouvée, il n’est qu’un gâte-sauces.

  1. Je vous signale la théorie de Darmsteter exposée dans la Vie des Mots et malheureusement reprise par Remy de Gourmont. La plupart des mots seraient des métaphores qui auraient perdu leur sens métaphorique ; le mot « arriver », disions-nous, signifie « aborder une rive » ; les premiers qui ont dit « arriver dans une maison » auraient, selon Darmsteter, parlé métaphoriquement et sous-entendaient une comparaison, — arriver dans une maison, comme on aborde une rive… Ils supprimaient, eux aussi, le mot comme. Cette déplorable théorie qui ferait de la langue un vaste cimetière d’images dépéries, a été heureusement réfutée : voir, entre autres, l’étude de M. Meillet que je signalais tout à l’heure.