Page:Duliani - La ville sans femmes, 1945.djvu/294

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En tout cas, depuis un mois, la petite ville continue à se dépeupler…

Je suis plongé dans ma besogne de pion lorsqu’en levant le nez, je vois surgir devant moi, comme par enchantement, la maigre silhouette du caporal du camp. Il sourit de toutes les rides de son visage taillé en angles aigus.

— Êtes-vous le numéro 459 ? me demande-t-il.

— C’est moi. Que désirez-vous ?

— Suivez-moi, me dit-il en faisant un geste vague.

— Où dois-je vous suivre ?

— Dehors…Vous êtes libre !

L’inattendu de la nouvelle me laisse incrédule.

— Il doit y avoir une erreur, lui dis-je. Mais le caporal se fâche :

— C’est bien vous !…Et, d’ailleurs, voici la preuve !

En disant cela, il sort de sa poche un ordre écrit. En entretemps tous les camarades se sont approchés. En un clin d’œil on se précipite vers moi.

À partir de ce moment, j’avoue que mes impressions se brouillent. J’entasse dans des valises mes affaires, mes papiers, mes livres, sans avoir aucune perception des gestes que j’accomplis. Une demi-heure plus tard, je me retrouve au-delà des fils de fer barbelés, devant une glace, et je constate que je suis, enfin, habillé en homme, avec mes vêtements du 10 juin 1940, dans lesquels je flotte, il est vrai, mais je me sens si bien. J’ai le teint hâlé, bronzé, le visage vieilli, mais l’âme plus jeune, plus forte et mieux trempée.