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Occupons-nous de lui, laissons l’autre se plaindre.
Monaldeschi n’est point un de ces courtisans
Qui n’exigent, pour prix de leurs soins complaisants,
Qu’un titre, une faveur, un cordon, une place :
Pour avancer d’un pas, nul dégoût ne le lasse,
Du trône chaque jour on le voit s’approcher,
Car il rampe aussitôt qu’il ne peut plus marcher.
Pour se mieux assurer la puissance suprême,
Ce qu’il veut de Christine est Christine elle-même.
Nul ne sait mieux des cours ce magique alphabet
Qui nous conduit au trône ou nous hisse au gibet.
Il n’a qu’un seul ami, qu’un confident, un page,
Qui ne parle qu’à lui, dans un autre langage.
Au fanal adossé, d’ici tu peux le voir :
C’est ce Jeune homme triste, au teint pâle, à l’œil noir ;
El toujours près de lui l’on voit ce page étrange
Comme près d’un démon Dieu placerait un ange.

STEINBERG, regardant Monaldeschi.

Cet homme est jeune encor ?

DESCARTES.

Cet homme est jeune encor ? Il peut avoir trente ans.

STEINBERG.

Et cet autre, qu’il suit de ses yeux insultants ?

DESCARTES.

C’est le grand trésorier Magnus de La Gardie ;
Hélas ! il eut aussi la démarche hardie,
Le front dur, les yeux secs et le parler hautain ;
Il n’a plus maintenant qu’un aspect incertain,
C’est un type vieilli ; son crédit qui s’efface
A de ses traits heurtés arrondi la surface.
Sa chute se trahit à tout œil vigilant ;
Car depuis quinze jours il est moins insolent :
Or un bon courtisan peut, quand il est de race,
D’avance quinze jours flairer une disgrâce.
La sienne est sûre.

STEINBERG.

La sienne est sûre. Bien.

DESCARTES.

La sienne est sûre. Bien. Regarde cette enfant,
Que du poison des cours l’innocence défend.
De sa jeune beauté son jeune front se pare :
Cette enfant c’est Ebba, la comtesse de Sparre.
Dieu laisse quelquefois échapper de ses mains
Des anges qu’il oublie aux bords de nos chemins,
Pour que le voyageur, qu’un trop lourd fardeau lasse,
S’arrête consolé quand devant eux il passe.

STEINBERG.

Quel est cet homme en noir, assis ?

DESCARTES.

Quel est cet homme en noir, assis ? C’est un savant,
Qui, ne parlant jamais, va toujours écrivant ;
Tous les mots qu’il a dits font le quart d’un volume,
C’est un monosyllabe à deux pieds et sans plume ;
Mais sur la danse grecque il vient incognito
D’imprimer à ses frais cinq tomes in-quarto.

STEINBERG.

Vrai Dieu ! c’est fort aimable !

DESCARTES.

Vrai Dieu ! c’est fort aimable ! Ah ! Steinberg, examine
Ces hommes que tu vois s’approcher de Christine.
L’un se nomme Guême, et l’autre Pimentel ;
Pour la reine tous deux ont un dévoûment tel
Que leurs corps, dont chacun loge l’âme d’un fourbe,
Semblent s’être à la fin changés en demi-courbe.

(Dans ce moment Guême et Pimentel s’inclinent de chaque côté de la reine.)

Si bien qu’à voir la reine entre eux, lorsqu’arrétés
Ils se tiennent debout tous deux à ses côtés,
De leur geste éternel applaudissant ses thèses,
On dirait une phrase entre deux parenthèses.
Ces hommes, enfermant des secrets inconnus,
Ne sont point à Stockholm sans mission venus ;
Rome, pour compléter sa couronne italique,
A besoin dans le Nord d’un fleuron catholique.
Christine…

STEINBERG.

Vous croyez que Christine à sa foi
Renoncerait un jour ?…

DESCARTES, avec amertume.

Renoncerait un jour ?… Oh ! je ne crois rien, moi,
La vérité fût-elle à deux fois constatée ;
N’ont-ils pas dit chez vous que j’étais un athée ?

STEINBERG.

Descartes…

DESCARTES.

Je le vois, ma gaîté vous surprend ;
Amère, n’est-ce pas ? c’est celle d’un mourant
Que révolte l’arrêt auquel il va souscrire.
Parfois en expirant on grimace le rire.

STEINBERG.

Sur un sombre avenir pourquoi toujours fixer
Vos yeux ? Que bien plutôt vous devriez chasser
Cette crainte de mort, que je crois être vaine !

(Il se lève.)

Pendant que nous causions, de ce côté la reine
Se rapproche, voyez : d’ici l’on saisirait
Sans doute quelques mots de ce qu’elle dirait.
Écoutons !

Christine, à bord du vaisseau, s’adressant à Fléming.

Amiral, je ne saurais comprendre
Comment l’on a chez nous tant de peine à se rendre
À l’évidence, et par quel désastreux hasard
L’usage si longtemps l’emporte encor sur l’art.
Il semble, quand partout son progrès nous assiège,
Que les Suédois, eux seuls, les pieds pris dans leur neige,
En un culte érigeant leurs vieilles passions,
Ne peuvent point marcher au pas des nations.
Nous en sommes encore au temps d’Éric le Bègue ;
Ces trésors du passé, qu’un siècle à l’autre lègue,
Chez nous seuls méconnus ne s’accroîtront-ils pas ?
L’Angleterre, monsieur, nous devance à grands pas ;
En marine elle vaut mieux que nous, sur mon âme !
Si j’en sais bien juger avec mes yeux de femme,
Ces vaisseaux amarrés sous pavillon anglais,