Alors Je me couchais, et, sans plus rien penser,
Riais aux souvenirs qui me venaient bercer ;
L’aile du souvenir bien vite nous entraîne :
Je retrouvais les champs de ma belle Touraine.
Comme une vision je voyais s’approcher
Tours et ses vieux remparts, Blois et son haut clocher,
Je croyais m’endormir à ce bruit monotone
De la Loire roulant son flot tranquille et jaune,
Et puis je m’écriais à mon réveil fatal :
Oh ! que le songe est doux de son pays natal !
Mais toi, mon jeune ami, quelle est ton espérance,
Et pour ce froid pays pourquoi quitter la France ?
De mes nobles aïeux héritier sans renom,
Triste, j’y languissais, écrasé par mon nom :
De ce nom deux aînés soutenaient la mémoire,
Et m’enlevaient ma part de fortune et de gloire ;
Mon père, un beau matin, me déclara tout net
Qu’il fallait devenir ou moine ou lansquenet ;
Confiant dans le sort que le ciel me destine,
Je me souvins d’un oncle à la cour de Christine ;
Puis de voir cette cour dès longtemps le désir
Me pressait, tout à coup je me sentis saisir
De ce besoin puissant de marcher dans la voie
Qui s’ouvre devant nous, qu’elle soit peine ou joie.
Mon oncle à cette cour est, dit-on, tout-puissant ;
Nous verrons s’il protège et reconnaît son sang.
Car je ne l’ai pas vu depuis dix ans : en somme,
J’ignore ce qu’il est…
Chez ton oncle, mon cher, pour l’intellectuel,
La nature a peu fait ; mais, pour le ponctuel,
En formant un seul homme elle s’est ruinée.
Cet homme m’a fait croire à l’étiquette innée.
La reine l’a nommé son grand introducteur.
Qu’on emploie avec lui flatterie ou hauteur,
Rien ne l’émeut, il faut qu’à son tour chacun passe ;
Il connaît ce qu’entre eux doivent garder d’espace
Le comte, le baron, le duc et le marquis ;
Les titres mérités et les titres acquis ;
Ceux pour qui deux battants s’ouvrent avec mesure,
Ceux qui doivent passer au trou de la serrure.
Peut-être que tu crus, en venant sur le port,
Qu’à la reine il pourrait te présenter d’abord ?
Sans doute.
Au grand introducteur ; oh ! ce n’est point pour rire,
Il recevra ta lettre, et ce soir te verra,
Sans t’en dire un seul mot ; demain te répondra
Pour te marquer le jour où la reine s’apprête
À te faire audience ou publique ou secrète :
Voilà la marche à suivre.
(En ce moment on hisse les pavillons, et l’on entend sur les vaisseaux des roulements de tambour qui annoncent l’arrivée de la reine. Les soldats présentent les armes.)
Pourrai-je au moins la voir ?
Sur l’avant de ce brick ; c’est notre souveraine
Au milieu de sa cour.
Eh ! quoi ?
Vive la reine !
Vous ne me trompez pas ? c’est elle que voilà !
Qu’en dis-tu ?
Je la crus plus grande que cela.
Eh bien ! mon cher Steinberg, puisqu’à ce point nous sommes,
Je veux peindre à tes yeux quelques-uns de ces hommes
Qui la suivent. Des cours le terrain est glissant ;
On n’y tombe jamais sans le tacher de sang ;
Il est donc important de savoir, dans la lutte,
Qui peut nous soutenir ou hâter notre chute.
De ton drame aujourd’hui commence l’action :
C’est ce qu’on appelle une exposition.
Avant tout, cher René, parlez-moi de Christine.
Christine ! elle s’amuse à la guerre intestine,
Que rallument toujours tant d’intérêts divers,
Renverse des complots en rimant quelques vers ;
Sous le dais ou la tente est toujours à son aise ;
Laisse là le conseil pour aller voir Saumaise ;
Quand les fonds épuisés manquent à son trésor,
Se mêle du grand œuvre et veut faire de l’or ;
En dépit des docteurs qui la traitent d’impie,
Écrit à son cousin le roi d’Éthiopie ;
Déclare que Bragance est un usurpateur,
Et qu’elle reconnaît Cromwell lord protecteur ;
Puis, lorsque les états lui viennent, d’un air grave,
Pour maître et pour époux offrir Charles-Gustave,
Leur discours pour réponse obtient un non bien sec,
En russe, italien, latin, français ou grec :
Voilà Christine.
Ensuite.
Attends, nous verrons mieux, je crois, de cette place.
Oui.
Ces deux Italiens ? à Florence ils sont nés.
C’étaient de vieux amis ; un caprice de reine
De leur vieille amitié fit une jeune haine.
D’un seul mot leur pouvoir peut être apprécié ;
L’un est rival heureux, l’autre disgracié.
Le premier seulement est donc vraiment à craindre ;