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PRÉFACE.

royal, les affaires de ménage du comte vont toujours leur train.

Puis cela était nécessaire à mon œuvre comme je la concevais. Si quelqu’un veut voir une perspective tout à fait comme son voisin la voit, il faut qu’il la regarde de la place de son voisin et non pas de la sienne ; ce qui fait, je crois, que le critique devrait toujours juger une œuvre selon la donnée de Fauteur, et non bâtir une nouvelle pièce à côté de l’autre, attendu qu’il est probable qu’il donnera la préférence à la sienne. Puis il est probable encore que le public sera de l’avis du journaliste, parce qu’il est abonné au journal, et que le journal auquel il est abonné ne peut pas avoir tort.

Cela, dis-je, était nécessaire à mon drame, et voici comment je voulais faire une œuvre de style plutôt qu’un drame d’action ; je désirais mettre en scène plutôt des types que des hommes ; ainsi Yaqoub était pour moi la représentation de l’esclavage d’Orient, Raymond, de la servitude d’Occident ; le comte, c’était la féodalité ; le roi, la monarchie. Une idée morale, qui sans doute est passée inaperçue, planait sur le tout. La voici :

La nature a organisé chaque individu en harmonie avec le lieu où il doit naître, vivre et mourir. Des mers immenses, des montagnes qui percent les nues encadrent en quelque sorte chaque race dans la localité qui lui est propre, et lui défendent de se mêler aux autres races. Autour de l’homme naissent les animaux nécessaires à des voyages bornés ; mais qui ne doivent pas le porter au delà des limites que le doigt de Dieu lui a tracées pour patrie : tant que l’Européen s’abandonnera à son cheval, l’Arabe à son dromadaire, l’instinct de chacun de ces animaux le retiendra dans l’atmosphère qui lui convient, et ni l’animal ni son maître n’auront à souffrir. Déplacer une existence c’est la fausser : les principes du bien, qui, dans des climats amis, sur une terre maternelle, sous le soleil natal, eussent mûri comme un fruit, tournent à mal sur un sol étranger. Quand tout est hostile à un individu, l’individu devient hostile à tout ; et comme il ne peut anéantir cet air qui l’étouffe , ce soleil qui le brûle, cette terre qui le blesse, sa haine retombe sur les hommes, dont il peut toujours se venger.

Tel est Yaqoub. Le comte de Savoisy pense, dans sa religieuse crédulité , expier son crime en enlevant à son pays un jeune Arabe né pour le désert et la liberté. Le saint-père lui a ordonné une injustice pour racheter un meurtre : la raison n’accepte pas le marché : l’enfant ravi à sa patrie vivra mal ailleurs que là où il aurait dû vivre : là-bas il eût été heureux au milieu d’hommes heureux ; ici il sera malheureux par les autres et les autres par lui, car son espoir, ses pensées, ses désirs seront ceux d’une autre race et d’un autre pays, inconnus au pays qu’il habite, incompris de la race qui l’entoure. S’ils veulent se répandre au dehors, le défaut de sympathie les repoussera au dedans. Quelque temps son cœur les renfermera pêle-mêle et grondants ; puis, vienne une occasion ; que la victime et le bourreau se trouvent face à face, il y aura des crimes et du sang. Comme l’expiation était un sacrilège, Dieu veut qu’à son tour l’expiation soit expiée.

Je ne sais trop comment est mort le comte de Savoisy ; mais, en bonne justice, c’est ainsi qu’il aurait dû mourir.

Reste à répondre à une dernière critique. On m’a reproché d’avoir pris le dénoûment d’Andromaque : j’ai déjà dit que j’avais voulu faire une œuvre classique : pour ce, il me fallait imiter un écrivain classique : Racine s’est trouvé là : autant valait, je crois, pour modèle choisir lui qu’un autre. Qu’on se rappelle Henri III, Christine et Antony, et peut-être conviendra-t-on qu’il y aurait mauvaise foi à m’accuser d’être à court de dénoûments.


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