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COMMENT JE DEVINS AUTEUR DRAMATIQUE.

fusion apparente, des discours, des cartes géographiques et des livres entr’ouverts.

Il se retourna en entendant ouvrir la porte de son sanctuaire, avec la vivacité qui lui était habituelle, et arrêta ses yeux perçants sur moi. J’étais tout tremblant.

— Monsieur Alexandre Dumas ?…. me dit-il.

— Oui, général.

— Êtes-vous le fils de celui qui commandait en chef l’armée des Alpes ?

— Oui, général.

— C’était un brave. Puis-je vous être bon à quelque chose ? j’en serais heureux.

— Je vous remercie de votre intérêt. J’ai à vous remettre une lettre de M. Danré[1].

— Oh ! ce bon ami !… Que fait-il ?

— Il est heureux et fier d’avoir été pour quelque chose dans votre élection.

— Pour quelque chose, — en décachetant la lettre, — dites pour tout. Savez-vous, continua-t-il, tenant la lettre ouverte sans la lire, savez-vous qu’il a répondu de moi aux électeurs, corps pour corps, honneur pour honneur ? J’espère que ma nomination ne lui aura pas valu trop de reproches. Voyons ce qu’il me dit. — Il se mit à lire. — Ah ! il vous recommande à moi avec instance ; il vous aime donc bien ?

— Comme son fils.

— Eh bien ! voyons alors. — Il vint à moi. — Que ferons-nous de vous ?

— Tout ce que vous voudrez, général.

— Il faut d’abord que je sache à quoi vous êtes bon.

— Oh ! pas à grand’chose.

— Voyons, que savez-vous ? un peu de mathématiques ?

— Non, général.

— Vous avez au moins quelques notions d’algèbre, de géométrie, de physique ? — Il s’arrêtait entre chaque mot, et à chaque mot je sentais la rougeur me monter au visage et la sueur me couler sur le front ; c’était la première fois qu’on me mettait ainsi face à face avec mon ignorance.

— Non, général, répondis-je en balbutiant. — Il s’aperçut de mon embarras.

— Vous avez fait votre droit ?

— Non, général.

— Vous savez le latin et le grec ?

— Un peu.

— Parlez-vous quelques langues vivantes ?

— L’italien assez bien, l’allemand assez mal.

— Je verrai à vous placer chez Lafitte alors. Vous vous entendez en comptabilité ?

— Pas le moins du monde. — J’étais au supplice ; lui-même souffrait visiblement pour moi.

— Oh ! général, lui dis-je avec un accent qui parut l’impressionner, mon éducation est complètement faussée, et, chose honteuse, je m’en aperçois d’aujourd’hui seulement ; mais je la referai, je vous en donne ma parole d’honneur.

— Mais en attendant, mon ami, avez-vous de quoi vivre ?

— Oh ! je n’ai rien, — répondis-je, écrasé par le sentiment de mon impuissance.

Le général réfléchit un instant.

— Donnez-moi votre adresse, me dit-il ; je réfléchirai à ce qu’on peut faire de vous. —

Il me présenta de l’encre et du papier ; je pris la plume avec laquelle cet homme venait d’écrire. Je la regardai, toute mouillée qu’elle était encore, et je la posai sur le bureau.

— Eh bien ?…

— Je n’écrirai pas avec votre plume, général ; ce serait une profanation.

— Que vous êtes enfant ! Tenez, en voilà une neuve.

— Merci. — J’écrivis ; le général me regardait faire. À peine eus-je écrit quelques mots qu’il frappa dans ses deux mains.

— Nous sommes sauvés, s’écria-t-il.

— Pourquoi cela ?

— Vous avez une belle écriture. —

Je laissai tomber ma tête sur ma poitrine, je n’avais plus la force de la porter. Une belle écriture, voilà tout ce que j’avais ! Ce brevet d’incapacité, oh ! il était bien à moi. Une belle écriture !

Je pouvais donc arriver un jour à être expéditionnaire, c’était un avenir… Je me serais volontiers fait couper le bras droit.

Le général Foy continua, sans s’apercevoir de ce qui se passait en moi.

— Écoutez, je dîne aujourd’hui chez le duc d’Orléans, je lui parlerai de vous ; mettez-vous là. — Il m’indiqua un petit bureau. — Faites une pétition, et écrivez-la du mieux que vous pourrez. —

  1. C’est effectivement à M. Danré que je dois d’être ce que je suis, en supposant que je sois quelque chose ; on m’excusera donc de le nommer ; la reconnaissance est indiscrète.