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COMMENT JE DEVINS AUTEUR DRAMATIQUE.

J’obéis avec une humilité ponctuelle, qui eût été pour moi une grande recommandation près de mon futur chef de bureau, s’il avait pu me voir.

Lorsque j’eus fini, le général Foy écrivit quelques lignes en marge. Son écriture jurait près de la mienne et m’humiliait cruellement ; puis il plia la pétition, la mit dans sa poche, et, me tendant la main en signe d’adieu, m’invita à venir déjeuner le lendemain avec lui.

Je rentrai à mon hôtel, et j’y trouvai une lettre timbrée du ministère de la guerre. Jusqu’à présent la somme du mal et du bien s’était répartie sur moi d’une manière assez impartiale, la lettre que j’allais décacheter allait définitivement faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre.

Le ministre me répondait que, n’ayant pas le temps de me recevoir, il m’invitait à lui exposer, par écrit, ce que j’avais à lui dire. Le plateau du mal l’emportait.

Je lui répondis que l’audience que je lui avais demandée n’avait pour but que de lui remettre l’original d’une lettre de remercîment qu’il avait autrefois écrite à mon père, son général en chef ; mais que, ne pouvant avoir l’honneur de le voir, je me contentais de lui en envoyer la copie.

Je m’acheminai le lendemain vers l’hôtel du général Foy, qui était redevenu mon seul espoir. Il m’aborda avec une figure riante, qui me parut d’un bon augure.

— Eh bien ! me dit-il, votre affaire est faite.

— Comment !

— Oui, vous entrez au secrétariat du duc d’Orléans comme surnuméraire, aux appointements de douze cents francs : ce n’est pas grand’chose, mais c’est à vous de bien travailler.

— C’est une fortune. Et quand serai-je installé ?

— Aujourd’hui même, si vous le voulez.

— Et comment se nomme mon chef ?

— M. Oudard ; vous vous présenterez chez lui de ma part.

— Permettez que j’annonce cette bonne nouvelle à ma mère ?

— Oui ; mettez-vous là, vous trouverez ce qu’il vous faut. —

Je lui écrivais de vendre tout ce qui nous restait et de venir me rejoindre. Douze cents francs par an me paraissaient une somme inépuisable.

Lorsque j’eus fini, je me retournai vers le général ; il me regardait avec un air de bonté inexprimable. Cela me rappela que je ne l’avais pas même remercié. Je lui sautai au cou et je l’embrassai. Il se mit à rire.

— Il y a un fonds excellent chez vous, me dit-il ; mais rappelez-vous ce que vous m’avez promis, étudiez.

— Oui, général, je vais vivre de mon écriture, mais je vous promets de vivre un jour de ma plume.

— En attendant, déjeunons, il faut que j’aille à la chambre. —

Un domestique apporta une petite table toute servie dans le cabinet ; nous déjeunâmes en tête à tête. Aussitôt le déjeuner fini, je quittai le général. Je ne fis que deux bonds de la rue du Mont-Blanc au Palais-Royal. Décidément la balance du bien reprenait le dessus.

M. Oudard me reçut avec une affabilité si grande, que je vis bien que ce n’était pas à mon mérite personnel que je la devais : il m’installa dans un bureau où travaillaient déjà deux autres jeunes gens qui devinrent dès lors mes camarades, et qui, aujourd’hui, sont mes amis.

Je songeai aussitôt à tenir ma promesse et à étudier sérieusement. Je savais assez de latin pour suivre seul les études de cette langue. J’achetai, avec ce qui me restait de mes cinquante-trois francs, un Juvénal, un Tacite et un Suétone. J’avais toujours eu beaucoup de goût pour la géographie, je me fis une récréation de son étude. Je connaissais un jeune médecin, je le priai de me conduire à la Charité pour y suivre un cours de physiologie : lui-même était bon physicien et bon chimiste, il se fit aider par moi dans ses opérations, et j’appris bientôt de ces deux sciences ce qu’il est nécessaire à un homme du monde d’en savoir. Ma constitution de fer me permettait de suppléer, par le temps que je prenais sur la nuit, au temps qui me manquait le jour : bref, un changement complet s’opéra dans mon existence matérielle et morale, et lorsqu’au bout de deux mois ma mère arriva, elle me reconnut à peine, tant j’étais devenu sérieux.

Alors commença cette lutte obstinée de ma volonté, lutte d’autant plus bizarre qu’elle n’avait aucun but fixe, d’autant plus persévérante que j’avais tout à apprendre. Occupé huit heures par jour à mon bureau, forcé d’y revenir chaque soir de sept à dix heures, mes nuits seules étaient