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COMMENT JE DEVINS AUTEUR DRAMATIQUE.

à moi. C’est pendant ces veilles fiévreuses que je pris l’habitude, conservée toujours, de ce travail nocturne qui rend la confection de mon œuvre incompréhensible à mes amis mêmes, car ils ne peuvent deviner ni à quelle heure ni dans quel temps je l’accomplis.

Cette vie intérieure, qui échappait à tous les regards, dura trois ans, sans amener aucun résultat, sans que je produisisse rien, sans que j’éprouvasse même le besoin de produire. Je suivais bien, avec une certaine curiosité, les œuvres théâtrales du temps dans leurs chutes ou dans leurs succès ; mais comme je ne sympathisais ni avec la construction dramatique, ni avec l’exécution dialoguée de ces sortes d’ouvrages, je me sentais seulement incapable de produire rien de pareil, sans deviner qu’il existât autre chose que cela, m’étonnant seulement de l’admiration que l’on partageait entre l’auteur et l’acteur, admiration qu’il me semblait que Talma avait le droit de revendiquer pour lui tout seul.

Vers ce temps, les acteurs anglais arrivèrent à Paris. Je n’avais jamais lu une seule pièce du théâtre étranger. Ils annoncèrent Hamlet. Je ne connaissais que celui de Ducis. J’allai voir celui de Shakespeare.

Supposez un aveugle-né auquel on rend la vue, qui découvre un monde tout entier dont il n’avait aucune idée ; supposez Adam s’éveillant après sa création, et trouvant sous ses pieds la terre émaillée, sur sa tête le ciel flamboyant, autour de lui des arbres à fruits d’or, dans le lointain un fleuve, un beau et large fleuve d’argent, à ses côtés la femme jeune, chaste et nue, et vous aurez une idée de l’Éden enchanté dont cette représentation m’ouvrit la porte.

Oh ! c’était donc cela que je cherchais, qui me manquait, qui me devait venir ; c’étaient ces hommes de théâtre, oubliant qu’ils sont sur un théâtre ; c’était cette vie factice, rentrant dans la vie positive à force d’art ; c’était cette réalité de la parole et des gestes qui faisaient des acteurs, des créatures de Dieu, avec leurs vertus, leurs passions, leurs faiblesses, et non pas des héros guindés, impassibles, déclamateurs et sententieux. Oh ! Shakespeare, merci ! Oh ! Kemble et Smithson, merci ! Merci à mon Dieu ! merci à mes anges de poésie !

Je vis ainsi Roméo, Virginius, Shylock, Guillaume-Tell, Othello ; je vis Macréady, Kean-Young. Je lus, je dévorai le répertoire étranger et je reconnus que dans le monde théâtral tout émanait de Shakespeare, comme dans le monde réel tout émane du soleil ; que nul ne pouvait lui être comparé, car il était aussi dramatique que Corneille, aussi comique que Molière, aussi original que Calderon, aussi penseur que Goëthe, aussi passionné que Schiller. Je reconnus que ses ouvrages, à lui seul, renfermaient autant de types que les ouvrages de tous les autres réunis. Je reconnus enfin que c’était l’homme qui avait le plus créé après Dieu.

Dès lors ma vocation fut décidée ; je sentis que cette spécialité à laquelle chaque homme est appelé, m’était offerte ; j’eus en moi une confiance qui m’avait manqué jusqu’alors, et je me lançai hardiment vers l’avenir, contre lequel j’avais toujours craint de me briser.

Cependant je ne m’abusais pas sur les difficultés de la carrière que j’embrassais. Je savais que plus que toutes autres, elle exigeait des études profondes et spéciales, et que pour expérimenter avec succès sur la nature vivante, il faut avoir longuement étudié la nature morte. Je pris donc les uns après les autres ces hommes de génie qui ont nom Shakespeare, Corneille, Molière, Calderon, Goëthe et Schiller. J’étendis leurs œuvres comme des cadavres sur la pierre d’un amphithéâtre, et le scalpel à la main, pendant des nuits entières, j’allai jusqu’au cœur chercher les sources de la vie et le secret de la circulation du sang. Je devinai par quel mécanisme admirable ils mettaient en jeu les nerfs et les muscles, et je reconnus avec quel artifice ils modelaient ces chairs différentes, destinées à couvrir des ossements qui sont tous les mêmes.

Car ce sont les hommes, et non pas l’homme, qui inventent ; chacun arrive à son tour et à son heure, s’empare des choses connues de ses pères, les met en œuvre par des combinaisons nouvelles, puis meurt après avoir ajouté quelques parcelles à la somme des connaissances humaines, qu’il lègue à ses fils ; une étoile à la voie lactée. Quant à la création complète d’une chose, je la crois impossible. Dieu lui-même, lorsqu’il créa l’homme, ne put ou n’osa point l’inventer ; il le fit à son image.

C’est ce qui faisait dire à Shakespeare, lorsqu’un critique stupide l’accusait d’avoir pris parfois une scène tout entière dans quelque auteur contemporain :

« C’est une fille que j’ai tirée de la mauvaise