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COMMENT JE DEVINS AUTEUR DRAMATIQUE.

— Prendre votre tour de lecture. Il faut que le comité entende cela le plus tôt possible.

— Oh mon Dieu, que vous êtes bon !

— Non, non, je suis juste. (Il sonna.) Pierre, tout ce qu’il me faut pour m’habiller. Vous permettez ?

— Si je le permets, moi ? Je crois bien. —

Trois jours après, j’étais accoudé, mon manuscrit à la main, à une grande table verte, autour de laquelle étaient assises toutes les puissances du Théâtre-Français, ayant à ma droite un verre d’eau sucrée, que (soit dit entre parenthèses et sans reproche) Granville but à ma place ; ce qui me parut assez bizarre.

Peu de pièces ont eu un succès de lecture pareil à celui de Christine : on me fit répéter trois fois le monologue de Sentinelli, et la scène d’arrestation de Monaldeschi. J’étais dans l’ivresse : on me reçut par acclamations.

Je sortis du théâtre, léger et fier comme lorsque ma première maîtresse me dit : Je t’aime ; je pris ma course, toisant tous ceux qui passaient près de moi, et ayant l’air de leur dire : Vous n’avez pas fait Christine, vous ! Vous ne sortez pas du Théâtre-Français, vous ! vous n’êtes pas reçu par acclamations, vous ! et, dans ma préoccupation joyeuse, je prenais mal mes mesures pour sauter un ruisseau, et je tombais au milieu ; je ne voyais pas les voitures et je me jetais dans les chevaux ; en arrivant chez moi, j’avais perdu mon manuscrit, mais cela m’était bien égal, je savais mon drame par cœur.

J’entrai d’un seul bond dans l’appartement : Reçu à l’unanimité, reçu par acclamations, ma mère ! et je me mis à danser autour de la chambre. Ma pauvre mère crut que j’étais devenu fou. Je ne lui avais pas dit que je dusse lire, de peur d’un échec.

— Et que va dire ton chef de bureau ? fut sa première question.

— Ah ! ma foi, il dira ce qu’il voudra ; s’il n’est pas content, je l’enverrai promener.

— C’est toi, toi, mon pauvre garçon, qu’il enverra promener, et il faudra bien que tu y ailles.

— Eh bien ! maman, cela me fera du temps pour mes répétitions.

— Et si ta pièce tombe, et que ta place soit perdue, que deviendrons-nous ?

— Diable !

— Crois-moi, mon ami, retourne à l’administration tout de suite, afin qu’on ne se doute de rien, et ne te vante à personne de ce qui t’est arrivé.

— Tiens, je crois que tu as raison, ma mère ; allons, embrasse-moi, et à six heures…

— Va, mon enfant. —

Ce jour-là, tout se passa à merveille : je trouvai une pile de rapports qui m’attendaient ; à quatre heures tout était expédié. Jamais je n’avais écrit si vite ni si bien.

Je passai la soirée et la nuit à refaire un autre manuscrit.

Le lendemain, en arrivant à l’administration, je trouvai Féresse sur la porte de sa loge. Il m’y attendait depuis huit heures du matin, quoiqu’il sût bien que je n’arrivais jamais qu’à dix.

— Ah ! vous voilà, me dit-il ; vous avez donc fait une tragédie, vous ?

— Qui vous a dit cela ?

— Tiens, c’est sur le journal.

— Sur le journal !

— Lisez. —

Effectivement, le journal annonçait que, fortement protégé par la maison d’Orléans, un jeune employé, nommé M. Alexandre Dumas, avait fait recevoir au Théâtre-Français un drame en cinq actes et en vers, intitulé Christine.

On voit avec quelle exactitude la presse quotidienne débutait sur mon compte. Depuis ce temps, la tradition ne s’est pas perdue.

Néanmoins, toute tronquée qu’elle était dans sa forme, la nouvelle était vraie au fond ; elle avait circulé de corridors en corridors et d’étages en étages ; c’étaient de bureau en bureau des allées et des venues, comme si la duchesse d’Orléans fût accouchée : je reçus des compliments de tous mes collègues, les uns sincères, les autres goguenards ; il n’y eut que mon chef de bureau dont je n’aperçus pas même le bout du nez ; en revanche, il m’envoya de la besogne quatre fois comme d’habitude ; il était donc évident qu’il avait lu le journal.

À compter de ce jour, ce fut une guerre ouverte : si je n’avais eu une constitution aussi robuste, j’aurais été étouffé sous les rapports et les ordonnances comme Clélie sous les bracelets d’or et les boucliers des chevaliers romains ; à compter de ce moment, les tracasseries se changèrent en persécution, et la malveillance en haine ; dix fois par jour, le chef venait lui-même à mon bureau, et si, par malheur, il ne m’y trouvait pas à chaque fois, un rapport en