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JENNY.

Quel changement !

RICHARD.

Oh ! malheur à moi, si vous ne comprenez pas.

JENNY, retirant sa main.

Monsieur…

RICHARD.

Quand je suis rentré, ce secret venait d’éclater sur ma tête ; j’étais frappé de la foudre ; je n’avais pu encore rassembler mes idées ; j’avais fui comme un homme perdu, car au premier abord ce secret m’enlevait tout, une position sociale, des parents adorés, une sœur chérie… Une sœur… Je me suis arrêté sur ce mot, Jenny, et j’ai vu clair dans mon âme. Que de fois ce mot de sœur, sans savoir pourquoi, m’a paru douloureux à prononcer… Que de fois en vous regardant mon cœur est devenu pensif ! Je me disais : c’est ma sœur, et je m’éloignais de vous avec une crainte dans le cœur, qui était presque un remords ; ce tourment vague que je n’osais approfondir me rendait fantasque ; mon âme brûlait, et je m’étudiais à paraître froid ou préoccupé, car si vous eussiez été vraiment ma sœur, Jenny, et que vous eussiez éprouvé ce que j’éprouvais ; si en prenant votre main je l’avais sentie trembler comme elle le fait…

JENNY.

Richard…

RICHARD.

Si j’avais senti ton cœur bondir, comme en ce moment…

JENNY.

Laissez-moi.

RICHARD.

Quand je m’approchais de vous pour vous donner un baiser de frère…

(Il la prend dans ses bras.)
JENNY.

Mon Dieu !… mon Dieu !

RICHARD.

Si au lieu de rencontrer votre front, j’avais touché vos lèvres…

(Il l’embrasse.)
JENNY, se renversant.

Ah !

RICHARD.

Eh bien ! maintenant, Jenny, au lieu de crime, c’est joie ; au lieu de remords, c’est bonheur, car je t’aime, Jenny, je t’aime comme un fou… et si tu étais ma sœur, la mort seule me sauverait d’un crime.

JENNY.

Oh ! grâce ! grâce ! pitié !

RICHARD.

Oh ! oui, pitié pour moi, Jenny, pour moi qui meurs, et qui attends un mot de toi pour vivre. Oh ! réponds, réponds !

JENNY.

Le puis-je ? Oh ! c’est un délire ; j’ai la tête perdue. Je suis folle.

RICHARD.

Jenny ! Jenny ! m’aimes-tu ?

JENNY.

Si je l’aime ! il le demande ?

RICHARD.

Oh ! ma Jenny ! mon amour !

JENNY, apercevant le docteur et Mawbray qui rentrent.

Mon père !

(Elle se sauve.)
RICHARD.

Voilà qui m’épargne une explication d’un quart d’heure.


Scène VII.

LE DOCTEUR, MAWBRAY, RICHARD.
LE DOCTEUR.

Eh bien ! Richard, que veut dire cela ? — (À Mawbray.) Il n’a pas perdu de temps.

RICHARD.

Mon père, mon ami, je ne chercherai pas à nier, à me défendre.

LE DOCTEUR.

Mais il me semble que ce serait difficile.

RICHARD.

D’ailleurs, je suis trop heureux pour me repentir.

LE DOCTEUR.

Mais moi, Richard, comme père, j’ai droit de me plaindre.

RICHARD.

Oh ! du moment que ce secret m’a été révélé, que je n’étais pas votre fils, je n’ai pu résister à une affreuse idée, celle que Jenny verrait toujours en moi un frère, quoiqu’elle eût cessé d’être ma sœur.

LE DOCTEUR.

Et voilà ce qui t’a fait quitter l’assemblée comme un fou, abandonner la partie qui n’était qu’à moitié perdue ?

RICHARD.

Eh ! mon père ! partie, élection, royaume, que m’importait tout cela ? tout cela s’était évanoui devant une seule idée, celle de redevenir, ce que j’avais cru longtemps être, votre fils ; mon père, m’ôterez-vous ce nom, ne pourrai-je plus dire mon père, mon bon père ?