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nous avons eu faim et froid ensemble, et nous nous sommes réchauffés et rassasiés ensemble.

GAULTIER.

Et, depuis ce temps-là, nos plus longues absences ont été de six mois ; et lorsqu’il mourra, lui, je mourrai, moi ; car, ainsi qu’il n’est venu au monde que de quelques heures avant moi, je ne dois lui survivre que de quelques heures. Ces choses-là sont écrites, croyez-le ; aussi, entre nous, tout à deux, rien à un seul : notre cheval, notre bourse, notre épée sur un signe, notre vie sur un mot. Au revoir, capitaine. Viens chez moi, frère.

PHILIPPE.

Non pas, mon féal ; il faut que je passe cette nuit quelque part où quelqu’un m’attend.

GAULTIER.

Arrivé il y a deux heures, tu as un rendez-vous pour cette nuit ? Prends garde, frère : – (Deux garçons taverniers passent et vont fermer les volets.) depuis quelque temps la Seine charrie bien des cadavres, la grève reçoit bien des morts ; mais c’est surtout de gentilshommes étrangers qu’on fait chaque jour aux rives du fleuve la sanglante récolte. Prends garde, frère, prends garde !

PHILIPPE.

Vous entendez, capitaine ; irez-vous ?

BURIDAN.

J’irai.

PHILIPPE.

Et moi aussi.

GAULTIER.

Depuis quand êtes-vous arrivé, capitaine ?

BURIDAN.

Depuis cinq jours.

GAULTIER, réfléchissant.

Toi depuis deux heures, lui depuis cinq jours… toi, tout jeune ; lui, jeune encore… N’y allez pas, mes amis, n’y allez pas !

PHILIPPE.

Nous avons promis, promis sur notre honneur.

GAULTIER.

La promesse est sacrée,… allez-y donc ; mais demain, demain dès le matin, frère…

PHILIPPE.

Sois tranquille.

GAULTIER, se retournant et prenant la main de Buridan.

Vous, quand vous voudrez, messire.

BURIDAN.

Merci.

(On entend la cloche du couvre-feu.)
ORSINI, entrant.

Voici le couvre-feu, messeigneurs.

BURIDAN, prenant son manteau et sortant.

Adieu, on m’attend à la deuxième tour du Louvre.

PHILIPPE, de même.

Moi, rue Froid-Mantel.

GAULTIER.

Moi, au palais.

ORSINI, seul.
(Il ferme la porte et donne un coup de sifflet : Landry et
trois hommes paraissent.)

Et nous, enfants, à la tour de Nesle.




Tableau 2


Intérieur circulaire. Deux portes à droite de l’acteur,
au premier plan, une à gauche ; une fenêtre au fond avec un balcon ; une toilette, chaises, fauteuils.





Scène V


ORSINI, seul, appuyé contre la fenêtre.
(On entend le tonnerre et l’on voit les éclairs.)

La belle nuit pour une orgie à la tour ! Le ciel est noir, la pluie tombe, la ville dort, le fleuve grossit comme pour aller au-devant des cadavres… C’est un beau temps pour aimer ; au dehors le bruit de la foudre, au dedans le choc des verres et les baisers et les propos d’amour… Étrange concert où Dieu et Satan font chacun leur partie. – (On entend des éclats de rire.) Riez, jeunes fous, riez donc, moi, j’attends ; vous avez encore une heure à rire et moi une heure à attendre comme j’ai attendu hier, comme j’attendrai demain. Quelle inexorable condition ! parce qu’ils sont entrés ici,