Page:Dumas - Œuvres - 1838, vol.2.djvu/639

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LE PRINCE.

Où veut-il en venir ?

LE COMTE.

Lisez vous-même, monsieur, nous vous écoutons.

KEAN.

Pardon, monsieur, mais un secret duquel dépend le bonheur, l’avenir et peut-être l’existence d’une femme, ne peut souvent être révélé qu’à une femme. Il y a des mystères et des délicatesses que nos cœurs à nous autres hommes ne comprennent pas. Permettez donc que ce soit dans celui de madame la comtesse que je dépose le secret de miss Anna. Si ce secret était le mien, monsieur le comte, je l’exposerais au grand jour, pour qu’il brillât au soleil et qu’il éclatât à tous les yeux. Madame la comtesse me permettra seulement de ne pas le révéler ; mais quand tout le monde saura qu’elle le connaît, lorsqu’elle élèvera la voix pour dire : « Edmond Kean n’est point coupable de l’enlèvement de miss Anna, » tout le monde la croira.

LE PRINCE.

Et mon rang me donne-t-il le droit de partager cette confidence ?

KEAN.

Monseigneur, tous les hommes sont égaux devant un secret… Monsieur le comte, je vous renouvelle ma prière.

LE COMTE.

Mais si madame y consent, et que vous y attachiez réellement l’importance que vous paraissez y mettre, monsieur Kean, je n’y vois pas d’inconvénient.

KEAN.

Madame la comtesse ratifiera-t-elle la faveur que m’accorde monsieur le comte ?

ELENA.

Mais je ne sais vraiment…

KEAN.

Je la supplie.

AMY, prenant le comte par un bras.

Allons, comte, une fois que votre femme saura ce secret, vous le devinerez bientôt. Vous êtes diplomate.

LE PRINCE, le prenant par l’autre.

Et quand vous le saurez, vous nous en ferez part, n’est-ce pas, monsieur le comte ? si cependant cela n’est point contraire aux instructions de votre gouvernement.

(Ils l’emmènent près de la cheminée.)
ELENA, sur le devant de la scène, Kean derrière elle.

Donnez-moi donc cette lettre, puisque la lecture de cette lettre peut vous justifier.

KEAN.

La voici.

ELENA, lisant.

« Monsieur, je me suis présentée chez vous, et ne vous ai point trouvé. Vous dire, quoique je n’aie pas l’honneur d’être connue de vous, que de cette entrevue dépendra l’avenir de ma vie entière, c’est m’assurer d’avance que j’aurai le bonheur de vous rencontrer demain. Anna Damby, à Kean. » Merci, monsieur, merci mille fois… mais quelle réponse avez-vous faite à cette lettre ?

KEAN.

Tournez la page, madame…

ELENA, lisant pendant que Kean retourne causer avec le prince et le comte.

« Je ne savais comment vous voir, Elena, je n’osais vous écrire ; une occasion se présente et je la saisis. Vous savez que les rares moments que vous dérobez pour moi à ceux qui vous entourent passent si rapides et si tourmentés, qu’ils ne marquent réellement dans ma vie que par leur souvenir… »

(Elle s’arrête étonnée.)
KEAN, qui est revenu près d’elle.

Daignez lire jusqu’au bout, madame.

ELENA, lisant.

« J’ai souvent cherché par quel moyen une femme, dans votre position, et qui m’aimerait véritablement, pourrait m’accorder par hasard une heure sans se compromettre… et voilà ce que j’ai trouvé : si cette femme m’aimait assez pour m’accorder cette heure, en échange de laquelle je donnerais ma vie… elle pourrait, en passant devant le théâtre de Drury-Lane, faire arrêter la voiture au bureau de location et entrer sous le prétexte de retirer un coupon ; l’homme qui tient le bureau m’est dévoué, et je lui ai donné l’ordre d’ouvrir une porte secrète que j’ai fait percer dans ma loge sans que personne le sache, à une femme vêtue de noir et voilée qui daignera peut-être venir m’y voir… la première fois que je jouerai. » Voici votre lettre, monsieur.

KEAN.

Mille grâces, madame la comtesse. — (S’inclinant.) Monsieur le comte… Milady… Monseigneur…

(Il va pour sortir.)
AMY, qui s’est avancée.

Eh bien ! Elena ?

LE PRINCE.

Eh bien ! madame ?

LE COMTE.

Eh bien ! comtesse ?