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PISTOL, rentrant.

Je n’oubliais que ça, moi !… où ferons-nous le gatelet ?…

KEAN.

Chez Peter Patt, au Trou du Charbon… connais-tu cela ?…

PISTOL.

Si je connais ? sur le port, là, à dix pas de la Tamise… à la renommée des matelottes… je ne connais que ça… Adieu, monsieur Kean.

(Il sort avec Salomon.)



Scène III.

 

KEAN, puis UN DOMESTIQUE.
KEAN.

Bonne et respectable famille, famille de patriarches, enfants du bon Dieu ! oh ! je n’oublierai pas les heures que j’ai passées avec vous ! Combien de fois ai-je été me coucher sans souper, en disant que je n’avais pas faim pour vous laisser ma part ! Alors, il nous semblait qu’il était aussi difficile à une guinée de descendre dans notre bourse, qu’à une étoile de tomber du ciel. Ai-je beaucoup gagné à vous quitter, en bonheur du moins ? et la pauvre Ketty ne m’aimait-elle pas mieux que les nobles dames qui m’honorent aujourd’hui de leurs bontés ? (On frappe.) On frappe ! (Un domestique entre.) Qui est là ?

LE DOMESTIQUE.

Une jeune dame qui dit avoir écrit hier à monsieur.

KEAN.

Miss Anna Damby… Faites entrer, et priez-la d’attendre un instant.

(Il entre dans sa chambre à coucher.)
LE DOMESTIQUE, à la dame.

Miss !

(Elle entre. Il sort.)



Scène IV.

 

MISS ANNA, voilée, KEAN, puis SALOMON.
ANNA, seule.

Me voilà donc venue chez lui !… Aurai-je le courage de lui dire ce qui m’amène ?… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !… donne-moi de la force, car je me sens mourir !

KEAN, rentrant avec un habit.

Vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, miss. Puis-je être assez heureux pour pus être bon à quelque chose, assez favorisé du ciel pour me trouver en position de vous être utile ?

ANNA.

Oh ! c’est sa voix ! Excusez mon trouble, monsieur, il est bien naturel ; et si modeste que vous soyez, vous comprendrez que votre réputation, votre talent, votre génie…

KEAN.

Madame…

ANNA.

M’effrayent plus encore que votre accueil ne me rassure. On vous dit cependant aussi bon que grand… Si vous n’eussiez été que grand, je ne serais pas venue à vous.

(Elle lève son voile. Ils s’asseyent.)
KEAN, faisant un signe.

Vous m’avez dit que je pourrais vous rendre un service ; mon désir de vous le rendre est grand, miss, et cependant j’hésite à vous presser… Un service est sitôt rendu !

ANNA.

Oui, vous avez deviné juste, monsieur, et j’attends beaucoup de vous, il s’agit de mon bonheur, de mon avenir, de ma vie peut être.

KEAN.

Votre bonheur ? oh ! vous avez sur le front toutes les lignes heureuses, miss. Votre avenir ? et quelle prophétesse damnée, fut-ce l’une des sorcières de Macbeth, oserait vous prédire autre chose que des félicités ? Votre vie ? partout où elle brillera… il poussera des fleurs comme sous un rayon du soleil.

ANNA.

Il se peut que les années qui me restent à vivre soient plus heureusement dotées que les années que j’ai déjà vécu, car il y a un quart d’heure encore, monsieur Kean, que je me demandais si je devais venir vous trouver ou mourir.

KEAN.

Vous m’effrayez, madame…

ANNA.

Il y un quart d’heure que j’étais encore la fiancée d’un homme que je déteste, que je méprise, et que l’on veut me forcer d’épouser, non pas ma mère, non pas mon père, hélas ! je suis orpheline, mais un tuteur à qui mes parents, en mourant, ont légué tout leur pouvoir. C’était hier matin que mon malheur devait s’accomplir, si je n’avais, soit folie, soit inspiration, quitté la maison de mon tuteur. J’ai fui, j’ai demandé où vous demeuriez… on m’a indiqué votre maison… je suis venue.

KEAN.

Et qui m’a valu l’honneur d’être choisi par vous, miss, ou comme conseiller, ou comme défenseur ?

ANNA.

Votre exemple, qui m’a prouvé qu’on pouvait se créer des ressources honorables et glorieuses.