Page:Dumas - Œuvres - 1838, vol.2.djvu/663

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ELENA.

Vous m’aimez donc ?

KEAN.

Pouvez-vous me le demander ?

ELENA, lui prenant la main.

Mon Othello !

KEAN.

Oh ! tu as bien dit, car je suis jaloux comme le Maure de Venise, entendez-vous, Desdemona !

ELENA.

Jaloux !… et de qui ? bon Dieu !

KEAN.

Oh ! vous le savez bien.

ELENA.

Non, je vous jure.

KEAN.

Ne jurez point, car je ne croirais plus à vos autres serments, les femmes ont un instinct qui leur dit qu’un homme les aime bien avant qu’il le leur dise lui-même.

ELENA.

Mais beaucoup de nos jeunes dandys me font la cour, monsieur.

KEAN.

Je le sais, et cependant il n’est qu’un seul homme que je craigne.

ELENA.

Vous craignez quelqu’un ?

KEAN.

Je devrais dire que je crains sa réputation, son rang…

ELENA.

Vous voulez parler du prince de Galles, je le vois.

KEAN.

Oui… non pas que je craigne que vous l’aimiez… je crains seulement qu’on ne le dise.

ELENA.

Mais que voulez-vous que je fasse ? ce n’est pas moi qu’il dit venir voir, c’est mon mari.

KEAN.

Je le sais bien, sur mon honneur ! et c’est cela qui me tourmente. Chez vous, à la promenade, au spectacle, il est toujours à vos côtés… Comment voulez-vous qu’on croie que le plus riche, le plus noble et le plus puissant prince de l’Angleterre après le roi aime sans espoir… avec cela que l’on sait parfaitement que ce n’est point son habitude ?… oh ! quand je le vois près de vous, Elena, c’est à me rendre fou !

ELENA.

Eh bien ! voulez-vous que je ne vienne pas au spectacle ce soir ?

KEAN.

Au contraire… oh ! venez-y, je vous en supplie… Si vous n’y veniez pas, et que par hasard il n’y vint pas non plus, lui, alors, alors je penserais que vous êtes ensemble,

ELENA.

Que vous êtes insensé de vous créer de pareilles craintes !

KEAN.

Mais ne faut-il pas que nous soyons toujours malheureux, nous ?… malheureux, si nous ne sommes pas aimés !… malheureux, si nous le sommes. Elena ! Elena — (Il tombe à ses genoux.) Plaignez-moi… pardonnez-moi.

ELENA.

Et de quoi voulez-vous que je vous plaigne, rêveur ?… que je vous pardonne, jaloux ?

KEAN.

Pardonnez-moi d’avoir passé ces quelques instants que vous m’accordez à vous tourmenter et à me tourmenter moi-même, au lieu de les employer à vous dire que je vous aime, et à vous le répéter cent fois.

ELENA.

On frappe.

KEAN.

La clef en dehors !

ELENA.

Ah ! mon Dieu !

KEAN.

Qui est là ?

LE PRINCE.

Moi.

ELENA.

La voix du prince de Galles !

KEAN.

Qui, vous ?

LE PRINCE.

Le prince de Galles, pardieu !

LE COMTE.

Et le comte de Kœfeld.

ELENA.

Mon mari ! oh ! je suis perdue !

KEAN.

Silence… votre voile, et sortez, sortez !… Pardon, mon prince, mais j’ai pour le moment le malheur… — (À Elena.) Dépêchez-vous.

ELENA.

Comment s’ouvre cette porte ?

KEAN.

D’avoir à mes trousses certains hommes qui me poursuivent pour quatre cents misérables livres sterling.

LE PRINCE.

Je comprends.

ELENA.

Venez à mon secours.

KEAN.

Attendez… Et qui ne se feraient pas scrupule