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KEAN.

entendez-vous, drôle ! et prenez garde que je n’en oublie un seul mot,

SALOMON.

Oui, maître.

KEAN.

Ou sans cela, tu auras affaire à moi… mon bon Salomon… mon vieux camarade… mon seul ami.

SALOMON.

Allons, allons, il parait que l’orage est passé.

KEAN.

Eh ! sans doute, ne suis-je pas Prospero le magicien ?… ne puis-je pas, en étendant ma baguette, faire le calme ou la tempête… évoquer Caliban ou Ariel ? Va-t’en, Caliban, j’attends Ariel.

SALOMON.

Oh ! c’est autre chose, que ne disiez-vous cela tout de suite ?… Je me sauve, maître, je me sauve. — (Revenant.) À propos, maître, n’oubliez pas que nous jouons six actes ce soir. (Il sort.)


Scène III.

 

KEAN, seul

Bon et excellent homme, ami de tous les temps, fidèle de toutes les heures, seule âme pour laquelle mon âme n’ait point de secrets ; miroir de ma douleur et de ma vanité… toi qui ne t’approches de moi que pour me caresser comme le chien fait à son maître, et qui ne reçois pour prix de ton amitié que bourrades et brusqueries, je ferai graver ton nom en lettres d’or sur ma tombe, et l’on saura que Kean n’a eu que deux amis, son lion et toi : mon pauvre Ibrahim ! en voilà un qui s’entendait à recevoir mes créanciers… Je n’avais qu’à étendre le soir un tapis devant la porte de ma chambre à coucher, et j’étais sûr de dormir tranquille… Mais j’ai entendu marcher dans ce corridor… je ne me trompe pas… Serait-ce elle ?

(Il court à la porte par laquelle est sorti Salomon et la ferme.)



Scène IV.

 

KEAN, ELENA
KEAN.

Elena !

ELENA.

Kean !

KEAN.

Oh ! c’est vous !…

ELENA, se retournant.

Attends-moi, Gidsa… je ne serai qu’un instant.

KEAN.

Mais êtes-vous bien sûre de cette femme ?

ELENA.

Comme de moi-même ; c’est une exilée de Venise comme moi.

KEAN.

Vous êtes venue… oh ! je vous espérais, mais je ne vous attendais pas.

ELENA.

N’avais-je pas à la fois des remerciements et des reproches à vous faire ? Quelle imprudence !

KEAN.

Comment ! vous voulez maintenant que je me repente de l’avoir commise ?

ELENA.

Mais qui vous demande de vous repentir ?… voyons !

KEAN.

Et vous êtes venue… et vous voilà !… oh ! je ne puis vraiment croire à mon bonheur !

ELENA.

Croyez-vous que je vous aime, maintenant ?

KEAN.

Oh ! oui, je le crois.

ELENA.

Vous êtes ainsi, vous autres hommes, injustes toujours : il ne vous suffit pas qu’on vous confie son honneur, il faut encore qu’on risque de le perdre pour vous.

KEAN.

Oh ! non, non… mais mettez-vous pour un instant à la place d’un pauvre paria… qui voit tourner autour de lui la société tout entière, et qui, pareil à un homme qui rêve, se sent enchaîné à sa place et en est réduit à plonger des regards avides dans ces jardins enchantés où il voit des êtres privilégiés cueillir les fruits dont il a soif. Oh ! il faut bien que l’on vienne à nous, puisque nous ne pouvons pas aller aux autres.

ELENA.

Et comme je ne pourrais pas venir aussi souvent que je le désirerais… j’ai voulu qu’en mon absence du moins mon portrait vous répondit de moi.

KEAN.

Votre portrait !… vous avez fait faire votre portrait pour moi ! Elena ?… Oui, le voilà… oh ! mais vous êtes bien plus belle !

ELENA.

N’en voulez-vous point, monsieur ?

KEAN.

Oh ! si, si, je le veux… là… là… sur mon cœur… toujours !