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née… accusée, menacée, m’appelle à son secours… oh ! je n’y puis plus tenir. Salomon ! Salomon !

SALOMON.

Maître !

KEAN.

Personne encore ?

SALOMON.

Personne.

KEAN.

Fais mettre les chevaux à la voiture.

SALOMON.

Les chevaux ?

KEAN.

Eh ! oui, les chevaux. Qu’y a-t-il là d’étonnant ? Je sors,

SALOMON.

Vous sortez ?

KEAN.

Newmann !… Newmann !…

SALOMON.

Que lui voulez-vous ?

KEAN.

Celui-là m’obéira, peut-être.

SALOMON.

Et ne savez-vous pas que tout ce que vous voudrez, votre pauvre Salomon le fera ?

KEAN.

Eh bien ! va donc alors, et ne me laisse pas souffrir plus longtemps… ne vois-tu pas que j’ai la fièvre, que la tête me brûle, que le sang me bout ?… D’ailleurs, je fermerai les stores, je me contenterai de passer sous ses fenêtres… je… — (Voyant que Salomon n’est pas sorti.) Eh bien ! pas encore ?

SALOMON.

J’y vais, Kean, j’y vais… ah ! l’on frappe.

KEAN.

Oui, oui, l’on frappe. Eh bien ! va ouvrir.

SALOMON.

Et si c’est elle, vous resterez, n’est-ce pas ?

KEAN, riant.

Imbécile !

SALOMON.

J’y cours.

(Il sort.)
KEAN, s’appuyant au dossier d’une chaise.

Enfant que je suis… mais, c’est que, Dieu me pardonne, mon cœur bat comme il battait à vingt ans ; je suis réellement insensé… et je n’ai pas besoin de feindre la folie…

SALOMON, paraissant.

C’est elle, maître ! c’est elle !

KEAN.

Elle… Elena !… Elena !… c’est vous !


Scène IV.

 

KEAN, ANNA, puis SALOMON.
ANNA, levant le capuchon de sa mante.

Non, monsieur Kean, c’est moi !

KEAN, tombant sur une chaise.

Ah !…

ANNA.

Pardon d’être venue ainsi ; mais, comprenez-vous ? ce matin, un bruit affreux s’est répandu par la ville, qu’hier, au spectacle, vous aviez été atteint d’un accès de folie… J’ai dit : il n’a pas de mère, il n’a pas de sœur… il n’a personne auprès de lui… J’y vais aller, moi…

KEAN.

Anna ! ah ! je reconnais bien là votre cœur dévoué. Anna, sur mon Dieu ! vous êtes une âme bonne et loyale… ah ! vous n’avez pas tremblé, n’est-ce pas, pour votre réputation, pour votre honneur… vous n’avez pas craint qu’on dît que vous étiez ma maîtresse ?… vous n’avez écouté que votre cœur… vous êtes venue… tandis qu’elle… C’est bien… parlons de vous, Anna.

ANNA.

Oh ! ce n’est donc pas vrai, cette nouvelle ?…

KEAN.

Non. Je n’ai pas ce bonheur… un fou… cela doit être bien heureux… cela rit… cela chante… cela ne se souvient de rien !

ANNA.

Ah ! maintenant, je partirai donc tranquille, sinon heureuse !

KEAN.

Vous partez ? vous quittez Londres ?

ANNA.

Londres, oh ! ce ne serait point assez ; je quitte l’Angleterre.

KEAN.

Mais êtes-vous libre de le faire ? et votre tuteur ?

ANNA.

J’ai atteint ce matin ma majorité, et le premier usage que j’en ai fait a été de signer un engagement avec le correspondant du théâtre de New-York.

KEAN.

Ainsi, rien n’a pu changer votre résolution ; et le tableau que je vous ai fait de cette carrière…

ANNA.

Ce tableau était tracé pour la pauvre fille, et non pour la riche héritière. Si cher que coûtent le velours et la soie, pensez-vous, monsieur Kean, que 20,000 livres sterling de rente suffiront à payer mon costume ?