Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/159

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— Ah ! ah ! dit Billot. — Quoi ? demanda de Lauiiay. — Vous n’avez pas fait descendre les canons. — Je les ai fait reculer, voilà tout. ~ Vous Savez que je dirai au peuple que les canons sont toujours là. — Dites.

— Vous ne voulez pas les descendre, alors ? — Non. — Décidément ?

— Les canons du roi sont là par un ordre du roi, Monsieur ; ils n’en descendront que sur un ordre du roi. — Monsieur de Launay, fait Billot, sentant la parole grandir et monter en lui-même à la hauteur de la situation, monsieur de Launay, le vrai roi auquel je vous conseille d’obéir, le voici.

Et il montra au gouverneur la foule grise, ensanglantée en certains endroits par le combat de la veille, et qui ondulait devant les fossés en faisant reluire ses armes au soleil.

— Monsieur, dit à son tour de Launay en rejetant la tête en arrière avec un air de hauteur, il se peut que vous connaissiez deux rois ; mais moi, gouverneur de la Bastille, je n’en connais qu’un ; c’est Louis, seizième du nom, qui a mis sa signature au bas d’un brevet en vertu duquel je commande ici aux hommes et aux choses. — Vous n’êtes donc pas citoyen ? cria Billot en colère. — Je suis gentilhomme français, dit le gouverneur. — Ah ! c’est vrai, vous êtes un soldat, et vous parlez comme un soldat. — Vous avez dit le mot, Monsieur, répondit de Launay eu s’inclinant. Je suis un soldat, et j’exécute ma consigne. — Et moi. Monsieur, dit Billot, je suis citoyen, et comme mon devoir de citoyen est en opposition avec votre consigne de soldat, l’un de nous deux mourra : soit celui qui suivra sa consigne, soit celui qui accomplira son devoir.

— C’est probable, Monsieur. — Ainsi vous êtes décidé à tirer sur le peuple ? — Non pas ; tant qu’il ne tirera pas sur moi. J’ai engagé ma parole aux envoyés de monsieur de Flesselles. Vous voyez bien que les canons sont retirés, mais au premier coup de feu tiré de la place sur mon château… — Eh bien ! au premier coup de feu ? — Je m’approcherai d’une de ces pièces, de celle-ci par exemple. Je la roulerai moi-même jusqu’à l’embrasure, je la pointerai moi-même, et moi-même je ferai l’eu avec la mèche que voici. — Vous ? — Moi. — Oh ! si je croyais cela, dit Billot, avant que vous commettiez un pareil crime !.. — Je vous ai déjà dit que j’étais soldat. Monsieur, et que je ne connaissais que ma consigne. — Eh bien ! regardez, dit Billot en entraînant de Launay jusqu’à une embrasure, et en désignant alternativement du doigt deux points différents, ’e faubourg Saint-Antoine et le boulevard ; voilà qui vous la donnera désormais, votre consigne.

Et il montrait à de Launay deux masses noires, épaisses, hurlantes, qui, forcées de se plier en forme de lance et au moule des boulevards, ondulaient comme un immense serpent dont on voyait la tête et le corps,