Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/163

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Un silence de quelques secondes succéda à cette décharge, comme si a foule elle-même eut été effrayée de ce qu’elle venait de faire. Puis un jet de flamme perdu dans un nuage de fumée couronna la crête d’une tour ; une détonation retentit ; des cris de douleur se firent entendre dans la foule pressée ; le premier coup de canon venait d’être tiré de la Bastille ; le premier sang était répandu. La bataille était engagée. Ce qu’éprouva cette foule, un instant auparavant si menaçante, ressembla à de la terreur. Cette Bastille, en se mettant en défense par ce seul fait, apparaissait dans sa formidable inexpugnabilité. Le peuple avait sans doute espéré que dans ce temps de concessions à lui faites, celle-là aussi s’accomplirait sans effusion de sang.

Le peuple se trompait. Ce coup de canon tiré sur lui donnait la mesure de l’œuvre titanique qu’il avait entreprise. Une mousqueterie bien dirigée, venant de la plate-forme de la Bastille, le suivit immédiatement.

Puis un nouveau silence se fit, interrompu par quelques cris, quelques gémissements, quelques plaintes poussés çà et là. Alors on put voir un grand frémissement dans cette foule : c’était le peuple qui ramassait ses morts et ses blessés. Mais le peuple ne songea point à fuir, ou, s’il y songea, il eut bonté en se comptant.

En effet, les boulevards, la rue Saint-Antoine, le faubourg Saint-Antoine, n’étaient qu’une vaste mer humaine ; chaque vague avait une tête ; chaque tête deux yeux flamboyants, une bouche menaçante. En un instant toutes les fenêtres du quartier furent garnies de tirailleurs, même celles qui se trouvaient hors de portée. S’il paraissait aux terrasses ou dans les embrasures un invalide ou un petit suisse, il était ajusté par cent fusils, et la grêle de balles venait écorner les angles de la pierre derrière laquelle s’abritait le soldat. Mais on se lasse bientôt de tirer sur des murs insensibles. C’était à de la chair que visaient les coups. C’était du sang qu’on voulait voir jaillir sous le plomb, et non de la poussière.

Chacun donnait son avis au milieu de la foule et des clameurs. On faisait cercle autour de l’orateur, et quand on s’apercevait que la proposition était insensée, on s’éloignait.

Un charron proposait de bâtir une catapulte sur le modèle des anciennes machines romaines, et de battre en brèche la Bastille. Les pompiers proposaient d’éteindre avec leurs pompes les amorces des canons et les mèches des artilleurs, sans s’apercevoir que la plus forte de leurs pompes ne lancerait pas l’eau aux deux tiers de la hauteur des murs de la Bastille.