Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/196

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garde, monsieur Gilbert, quelque chose le tuera. — Quoi donc ? fit vivement Gilbert. — Le travail que vous lui recommandez. — Le travail ?

— Oui, Monsieur, le ; travail. Si vous le voyiez sur son pupitre, les bras croisés, le nez dans le dictionnaire, l’œil fixe… — Travaillant ou rêvant ? demanda Gilbert. — Travaillant, Monsieur, cherchant la bonne expression, la tournure antique, la forme grecque ou latine, la cherchant des heures entières ; et, tenez, en ce moment même, voyez…

En effet, le jeune homme, quoique son père se fût éloigné de lui depuis moins de cinq minutes, quoique Billot eût refermé la porte à peine, le jeune homme était tombé dans une sorte de rêverie qui ressemblait à de l’extase.

— Est-il souvent ainsi ? demanda Gilbert avec inquiétude. — Monsieur, je pourrais presque dire que c’est son état habituel. Voyez comme il cherche. — Vous avez raison, monsieur l’abbé, dit-il, et quand vous le verrez cherchant ainsi, il faudra le distraire. — Ce sera dommage, car il sort de ce travail, voyez-vous, des compositions qui feront un jour le plus grand honneur au collège Louis-le-Grand. Je prédis que d’ici à trois ans, cet enfant-là emportera tous les prix du concours. — Prenez garde, répéta le docteur, cette espèce d’absorption de la pensée dans laquelle vous voyez Sébastien plongé est plutôt une preuve de faiblesse que de force, un symptôme de maladie que de santé. Vous aviez raison, monsieur l’abbé, il ne faut pas trop recommander le travail à cet enfant-là, ou au moins faut-il savoir distinguer le travail de la rêverie. — Monsieur, je vous assure qu’il travaille. — Quand il est ainsi ? — Oui, et la preuve, c’est que son devoir est toujours fait avant celui des autres. Voyez-vous remuer ses lèvres ? Il répète ses leçons. — Eh bien ! quand il répétera ses leçons ainsi, monsieur Bérardier, distrayez-le ; il n’en saura pas ses leçons plus mal, et s’en portera mieux. — Vous croyez ? — J’en suis sûr. — Dam ! fit le bon abbé, vous devez vous y connaître, vous, que messieurs de Condorcet et Cabanis proclament un des hommes les plus savants qui existent au monde. — Seulement, dit Gilbert, quand vous le tirerez de rêveries pareilles, prenez des précautions ; parlez-lui bas d’abord, puis plus haut. — Et pourquoi ? — Pour le ramener graduellement à ce monde-ci qu’il a quitté.

L’abbé regarda le docteur avec étonnement. Peu s’en fallut qu’il ne le tînt pour fou.

— Tenez, dit le docteur, vous allez voir la preuve de ce que je vous dis.

En effet, Billot et Pitou rentraient en ce moment. En trois enjambées Pitou fut près de Gilbert..

— Tu m’as demandé, Sébastien ? dit Pitou en prenant l’enfant par le bras. Tu es bien gentil, merci.