Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/206

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infraction à votre consigne, et dire à madame la baronne, en m’annonçant à elle, que je suis un ami de monsieur le marquis de Lafayette.

Un louis glissé dans la main du laquais acheva de vaincre des scrupules que le nom que venait de prononcer le docteur avait déjà levés à moitié.

— Entrez, Monsieur, dit le laquais.

Gilbert le suivit. Mais au lieu de le faire entrer dans la maison, il le conduisit dans le parc.

— Voici le côté favori de madame la baronne, dit le laquais en indiquant à Gilbert l’entrée d’une espèce de labyrinthe. Veuillez attendre un instant ici.

Dix minutes après, un bruit se fit entendre dans le feuillage, et une femme de vingt-trois à vingt-quatre ans, grande et aux formes plutôt nobles que gracieuses, apparut aux yeux de Gilbert.

Elle parut surprise en voyant un homme jeune encore, là où sans doute elle s’attendait à trouver un homme d’un âge déjà assez mûr, Gilbert était en effet un homme assez remarquable pour frapper au premier coup d’œil une observatrice de la force de madame de Staël.

Peu d’hommes avaient le visage formé de lignes aussi pures, et ces lignes avaient pris, par l’exercice d’une volonté toute-puissante, un caractère d’extraordinaire inflexibilité. Ses beaux yeux noirs, toujours si expansifs, s’étaient voilés et affermis par le travail et la souffrance, et, en se voilant et en s’affermissant, ils avaient perdu cette inquiétude qui est un des charmes de la jeunesse.

Un pli profond et gracieux tout à la fois creusait au coin de ses lèvres fines cette cavité mystérieuse dans laquelle les physionomistes placent le siège de la circonspestion. Il semblait que le temps seul et une vieillesse précoce eussent donné à Gilbert cette qualité que la nature n’avait pas songé à mettre en lui.

Son front large et bien arrondi, avec une légère fuite qu’arrêtaient ses beaux cheveux noirs, que depuis longtemps la poudre avait cessé de blanchir, renfermait à la fois la science et la pensée, l’étude et l’imagination. A Gilbert, ainsi qu’à son maître Rousseau, la saillie des sourcils jetait une ombre épaisse sur les yeux, et de cette ombre jaillissait le point lumineux qui révélait la vie.

Gilbert, malgré ses habits modestes, se présentait donc aux yeux du futur auteur de Corinne sous un aspect remarquablement beau et distingué ; distinction dont les mains longues et blanches, dont les pieds minces et bien attachés à une jambe fine et nerveuse, complétaient l’ensemble.

Madame de Staël perdit quelques instants à examiner Gilbert.

Ce temps, Gilbert, de son côté, l’employa à un salut raide et qui rappelait un peu la civilité modeste des quakers de l’Amérique, lesquels