Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/258

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sailles, j’aurai toujours celui de me faire tuer à la porte, sur le pavé.

Le jeune homme prononça si vaillamment, si loyalement ces mots simples et partis du cœur, que la reine tomba du haut de son orgueil, retraite derrière laquelle elle venait de cacher un sentiment plus humain que royal.

— Comte, dit-elle, ne prononcez jamais ce mot, ne dites pas que vous mourrez pour moi, car, en vérité, je sais que vous le ferez comme vous le dites. — Oh ! je le dirai toujours, au contraire ! s’écria monsieur de Charny. Je le dirai à tous et en tous lieux ; je le dirai comme je le ferai, parce que le temps est venu, j’en ai bien peur, où doivent mourir tous ceux qui ont aimé les rois de la terre. — Comte ! comte ! qui donc vous donne ce fatal pressentiment ? — Hélas ! Madame, répondit Charny en secouant la tête, et moi aussi, à l’époque de cette fatale guerre d’Amérique, j’ai été atteint comme les autres de cette fièvre d’indépendance qui a couru par toute la société ; moi aussi, j’ai voulu prendre une part active à l’émancipation des esclaves, comme on disait à cette époque, et je me suis fait recevoir maçon ; je me suis affilié à une société secrète, avec les Lafayette, les Lameth. Savez-vous quel était le but de cette société, Madame ? la destruction des trônes. Savez-vous quelle était la devise ? trois lettres : L. P. D. — Et que voulaient dire ces trois lettres ? — Lilia pedibus destrue, foulez aux pieds les lis. — Alors, qu’avez-vous fait ? — Je me suis retiré avec honneur ; mais, pour un qui se retirait, vingt se faisaient recevoir. Eh bien ! ce qui arrive aujourd’hui, Madame, c’est le prologue du grand drame qui se prépare en silence et dans la nuit depuis vingt ans. À la tête des hommes qui remuent Paris, qui gouvernent l’hôtel de ville, qui occupent le Palais-Royal, qui ont pris la Bastille, j’ai reconnu les figures de mes anciens frères les affiliés. Ne vous y trompez pas, Madame, tous ces accidents qui viennent de s’accomplir, ce ne sont point des accidents du hasard : ce sont des soulèvements préparés de longue main. — Oh ! vous croyez ! vous croyez, mon ami ! s’écria la reine en fondant en larmes. — Ne pleurez pas, Madame, comprenez, dit le comte. — Que je comprenne ! que je comprenne ! continua Marie-Antoinette ; que moi la reine, que moi la maîtresse née de vingt-cinq millions d’hommes, que je comprenne, quand ces vingt-cinq millions de sujets faits pour m’obéir, se révoltent et me tuent mes amis ! Non, jamais je ne comprendrai cela. — Il faut cependant bien que vous le compreniez, Madame ; car à ces sujets, à ces hommes nés pour vous obéir, du moment où cette obéissance leur pèse, vous êtes devenue une ennemie, et en attendant qu’ils aient la force de vous dévorer, ce à quoi ils aiguisent leurs dents affamés, ils dévoreront vos amis, détestés plus que vous encore. — Et peut-être allez-vous trouver