Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/265

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avec cette voix qui fait bondir les vivants ? Les avez-vous vues, faisant bouillir la poix, roulant les canons, donnant aux combattants enivrés une cartouche, aux combattants timides une cartouche et un baiser ? Savez-vous que sur le pont-levis de la Bastille il a passé autant de femmes que d’hommes, et qu’à cette heure, si les pierres de la Bastille s’écroulent, c’est sous le pic manié par des mains de femmes ? Ah ! Madame, comptez les femmes de Paris, comptez-les, comptez aussi les enfants qui fondent les balles, qui aiguisent les sabres, qui jettent un pavé d’un sixième étage ; comptez-les, car la balle qu’un enfant aura fondue ira tuer de loin votre meilleur général ; car le sabre qu’il aura aiguisé coupera les jarrets de vos chevaux de guerre ; car ce grés aveugle lui tombera du ciel écrasera vos dragons et vos gardes. Comptez les vieillards, Madame, car s’ils n’ont plus la force de lever une épée, ils ont encore celle de servir de bouclier. À la Bastille, Madame, il y avait des vieillards ; savez-vous ce qu’ils faisaient ces vieillards que vous ne comptez pas ? Ils se plaçaient devant les jeunes gens qui appuyaient leurs fusils sur leur épaule, de sorte que la balle de vos suisses venait tuer le vieillard impotent, dont le corps faisait un rempart à l’homme valide. Comptez les vieillards, car ce sont eux qui, depuis trois cents ans, racontent aux générations qui se succèdent les affronts subis par leurs mères, la misère de leur champ rongé par le gibier du noble, la honte de leur caste courbée sous les priviléges féodaux, et alors les fils saisissent la hache, la massue, le fusil, tout ce qu’ils trouvent enfin, et s’en vont tuer, instruments chargés des malédictions du vieillard, comme le canon est chargé de poudre et de fer. À Paris, dans ce moment, hommes, femmes, vieillards, enfants crient liberté, délivrance. Comptez tout ce qui crie, Madame, comptez huit cent mille âmes à Paris. — Trois cents Spartiates ont vaincu l’armée de Xercès, monsieur de Charny ? — Oui, mais aujourd’hui vos trois cents Spartiates sont huit cent mille, Madame, et vos cinquante mille soldats, voilà l’armée de Xercès.

La reine se leva les poings crispés, le visage rouge de colère et de honte.

— Oh ! que je tombe du trône, dit-elle, que je meure mise en pièces par vos cinq cent mille Parisiens, mais que je n’entende pas un Charny, un homme à moi, parler ainsi ! — S’il vous parle ainsi, Madame, c’est qu’il le faut, car ce Charny n’a pas dans les veines une goutte de sang qui ne soit digne de ses aïeux, et qui ne vous appartienne. — Alors qu’il marche donc sur Paris avec moi et nous y mourrons ensemble. — Honteusement, dit le comte, sans lutte possible. Nous ne combattrons même pas ; nous disparaîtrons comme des Philistins ou des Amalécites. Marcher sur Paris ! mais vous ne savez donc pas une chose ? c’est qu’au moment où