— Et un jour vous tendrez les bras aux soldats de monsieur de Brunswick ou de monsieur Pitt, lesquels viendront, au nom de ces deux libérateurs de la France, vous rendre les saines doctrines. — Jamais ! — Bah ! attendez donc. — Flesselles, Berthier et Foulon étaient au fond des scélérats, essaya d’objecter Pitou. — Parbleu ! comme monsieur de Sartines et monsieur de Maurepas étaient des scélérats, comme monsieur d’Argenson et monsieur Philippeaux en étaient avant eux, comme monsieur Lawen était un, comme monsieur Duverney, les Leblanc et les de Paris en étaient, comme Fouquet en fut un, comme Mazarin en fut un autre, comme Semblancey, comme Enguerrand de Marigny furent des scélérats, comme monsieur de Brienne en est un pour monsieur de Calonne, comme monsieur de Calonne en est un pour monsieur Necker, comme monsieur Necker en sera un pour le ministère que nous aurons dans deux ans. — Oh ! oh ! docteur, murmura Billot, monsieur Necker un scélérat, jamais ! — Comme vous serez, mon bon Billot, un scélérat pour le petit Pitou que voici, au cas où un agent de monsieur Pitt lui apprendra certaines théories sous l’influence d’une chopine d’eau-de-vie et de dix francs par jour d’émeute. Ce mot scélérat, voyez-vous, mon cher Billot, c’est le mot avec lequel, en révolution, on désigne l’homme qui pense autrement que soi ; nous sommes destinés à le porter tous, peu ou beaucoup. Quelques-uns le porteront si loin, que leurs compatriotes l’inscriront sur leur tombe ; d’autres tellement plus loin, que la postérité ratifiera l’épithète. Voilà, mon cher Billot, ce que je vois et ce que vous ne voyez pas. Billot, Billot, il ne faut donc pas que les honnêtes gens se retirent. — Bah ! fit Billot, quand les honnêtes gens se retireraient, la révolution n’en irait pas moins son train ; elle est lancée.
Un nouveau sourire se dessina sur les lèvres de Gilbert.
— Grand enfant ! dit-il, qui abandonne le manche de la charrue, qui dételle les chevaux et qui dit : Bon, la charrue n’a pas besoin de moi, la charrue fera son sillon toute seule. Mais, mon ami, cette révolution, qui donc l’a faite ? les honnêtes gens, n’est-ce pas ? — La France s’en flatte ; il me semble que Lafayette est un honnête homme, il me semble que Bailly est un honnête homme, il me semble que monsieur Necker est un honnête homme, il me semble enfin que monsieur Élie et que monsieur Hullin, que monsieur Maillard, qui combattaient avec moi, sont d’honnêtes gens ; il me semble enfin que vous-même… — Eh bien ! Billot, si les honnêtes gens, si vous, si moi, si Maillard, si Hullin, si Élie, si Necker, si Bailly, si Lafayette s’abstiennent, qui donc travaillera ? Ces misérables, ces assassins, ces scélérats que je vous ai signalés ; les agents des agents de monsieur Pitt… — Répondez un peu à cela, père Billot, dit Pitou convaincu. — Eh bien ! dit Billot, on s’armera, et l’on tirera