Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/388

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sieur, dit la reine en reprenant malgré elle un peu de sa hauteur ordinaire, vous aurez rempli seulement un devoir. — Madame !… — Dieu, qui a donné l’omnipotence aux rois, continua Marie-Antoinette, les a dégagés de l’obligation d’être reconnaissants envers ceux qui remplissent seulement un devoir. — Hélas ! hélas ! Madame, répliqua à son tour Gilbert, le temps approche où vos serviteurs mériteront plus que votre reconnaissance, s’ils veulent seulement faire leur devoir. — Qu’est-ce à dire, Monsieur ? — C’est-à-dire, Madame, que dans ces jours de désordre et de démolition, vous chercherez vainement des amis là où vous êtes accoutumés à trouver des serviteurs. Priez, priez Dieu, Madame, de vous envoyer d’autres serviteurs, d’autres amis que ceux que vous avez. — En connaissez-vous ? — Oui, Madame. — Alors, indiquez-les. — Tenez, Madame, moi qui vous parle, hier j’étais votre ennemi. — Mon ennemi ! Et pourquoi cela ? — Mais parce que vous me faisiez emprisonner. — Et aujourd’hui ? — Aujourd’hui, Madame, dit Gilbert en s’inclinant, je suis votre serviteur. — Et le but ? — Madame… — Le but dans lequel vous êtes devenu mon serviteur ? Il n’est pas dans votre nature, Monsieur, de changer aussi promptement d’avis, de croyances ou d’affections. Vous êtes un homme profond dans les souvenirs, monsieur Gilbert, vous savez faire durer vos vengeances. Voyons, dites-moi le but de votre changement ? — Madame, vous m’avez reproché tout à l’heure d’aimer trop ma patrie. — On ne l’aime jamais trop. Monsieur ; il ne s’agit seulement de savoir comment on l’aime. Moi, je l’aime, ma patrie. Gilbert sourit.

— Oh ! pas de fausse interprétation, Monsieur ; ma patrie, c’est la France : je l’ai adoptée. Allemande par le sang, je suis Française par le cœur. J’aime la France ; mais je l’aime par le roi, je l’aime par le respect dû à Dieu qui nous a sacrés. À vous, maintenant. — À moi, Madame ? — Oui, à vous. Je comprends, n’est-ce pas ? Vous, ce n’est pas la même chose ; vous aimez la France purement et simplement pour la France. — Madame, répondit Gilbert en s’inclinant, je manquerais de respect à Votre Majesté en manquant de franchise. — Oh ! s’écria la reine, affreuse, affreuse époque où tous les gens qui se prétendent honnêtes isolent deux choses qui ne se sont jamais quittées, deux principes qui ont toujours marché ensemble : la France et son roi. Mais n’avez-vous pas une tragédie d’un de vos poètes où l’on demande à une rehie abandonnée de tout : Que vous reste-t-il ? Et où elle répond : Moi ! Eh bien ! moi, je suis comme Médée, je me reste, et nous verrons.

Et elle passa courroucée, laissant Gilbert dans la stupeur. Elle venait d’ouvrir devant lui, par le souffle de sa colère, un coin de ce voile derrière lequel s’élaborait toute l’œuvre de la contre-révolution.