Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/42

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tant bien que mal le pupitre ; l’encrier était un cadeau de l’épicier, et Mademoiselle Angélique avait glané les trognons de plume en allant faire la veille sa visite à maître Niguet.

Ange Pitou fut accueilli avec cette douce fraternité qui naît chez les enfants et qui se perpétue chez les hommes, c’est-à-dire avec des huées. Toute la classe se passa à railler sa personne. Il y eut deux écoliers en retenue à cause de ses cheveux jaunes, et deux autres à cause de ces merveilleux genoux dont nous avons déjà touché un mot. Ces deux derniers avaient dit que les jambes de Pitou ressemblaient à des cordes à puits auxquelles on a fait un nœud. Le mot avait eu du succès, avait fait le tour de la table, avait excité l’hilarité générale, et par conséquent la susceptibilité de l’abbé Fortier.

Ainsi, de compte fait, en sortant à midi, c’est-à-dire après quatre heures de classe, Pitou, sans avoir adressé un mot à personne, sans avoir fait autre chose que bâiller derrière son bahut, Pitou avait six ennemis dans la classe, et six ennemis d’autant plus acharnés qu’il n’avait aucun tort envers eux. Aussi firent-ils sur le poêle, qui, dans la classe, représente l’autel de la patrie, le serment solennel, les uns de lui arracher ses cheveux jaunes, les autres de lui pocher ses yeux bleu faïence, les derniers de lui redresser ses genoux cagneux. Pitou ignorait complètement ces dispositions hostiles. En sortant, il demanda à un de ses voisins pourquoi six de leurs camarades restaient pendant qu’ils sortaient, eux.

Le voisin regarda Pitou de travers ; l’appela méchant rapporteur, et s’éloigna sans vouloir lier conversation avec lui. Pitou se demanda comment, n’ayant pas dit un seul mot pendant toute la classe, il pouvait être un méchant rapporteur. Mais, pendant la durée de cette même classe, il avait entendu dire, soit par les élèves, soit par l’abbé Fortier, tant de choses qu’il n’avait pas comprises, qu’il rangea l’accusation du voisin au nombre des choses trop élevées pour son esprit. Voyant revenir Pitou à midi, la tante Angélique, ardente à une éducation pour laquelle elle était censée faire de si grands sacrifices, lui demanda ce qu’il avait appris.

Pitou répondit qu’il avait appris à se taire. La réponse était digne d’un pythagoricien. Seulement, un pythagoricien l’eut faite par signes. Le nouvel écolier rentra à la classe du soir sans trop de répugnance. La classe du matin avait été employée par les écoliers à examiner le physique de Pitou ; la classe du soir fut employée par le professeur à examiner le moral. Examen fait, l’abbé Fortier demeura convaincu que Pitou avait toutes sortes de dispositions à devenir un Robinson Crusoé, mais bien peu de chances de devenir un Fontenelle ou un Bossuet.