je les ai gardés dans ma mémoire avec la religion du souvenir. Mais vous, continua le jeune homme, en repoussant les uns dans les autres avec la paume de la main les trois tubes de sa lunette, ce n’est pas la première fois que vous voyez ce rivage, et il y a plus de mémoire que d’aspect réel dans la description que vous venez de me faire.
— C’est vrai, dit en souriant l’Anglais, et je vois qu’il n’y a pas moyen de faire de charlatanisme avec vous. Oui, j’ai déjà vu ce rivage ! oui, j’en parle un peu de mémoire, quoique les souvenirs qu’il m’a laissés soient probablement moins doux que ceux qu’il vous rappelle ! oui, j’y suis venu dans une époque où, selon toute probabilité, nous étions ennemis, mon cher compagnon, car il y a quatorze ans de cela.
— C’est juste l’époque à laquelle j’ai quitté l’Île de France, répondit le jeune homme aux cheveux noirs.
— Y étiez-vous encore lors de la bataille navale qui eut lieu à Grand-Port, et dont je ne devrais point parler, ne fût-ce que par orgueil national, tant nous y avons été majestueusement frottés ?
— Oh ! parlez-en, milord, parlez-en, interrompit le jeune homme : vous avez si souvent pris votre revanche, messieurs les Anglais, qu’il y a presque de l’orgueil à vous à avouer une défaite.
— Eh bien ! j’y suis venu à cette époque, car à cette époque je servais dans la marine.
— Comme aspirant, sans doute ?
— Comme lieutenant de frégate, monsieur.
— Mais à cette époque, permettez-moi de vous le dire, milord, vous étiez un enfant.
— Quel âge me donnez-vous, monsieur ?
— Mais, à peu de chose près, nous sommes du même âge, je pense, et vous avez trente ans à peine.
— Je vais en avoir quarante, monsieur, répondit l’Anglais en souriant ; je vous avais bien dit tout à l’heure que vous étiez dans votre jour de flatterie.
Le jeune homme, étonné, regarda alors son compagnon avec plus d’attention qu’il n’avait fait jusqu’alors, et reconnut à de légères rides indiquées à l’angle des yeux et aux coins de la bouche, qu’il pouvait avoir effectivement l’âge qu’il se