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CXX

LA DOUBLE VUE.


Andrée, restée seule, était sortie peu à peu de cet engourdissement moral qui l’avait surprise ; et tandis que Nicole fuyait en croupe derrière M. de Beausire, elle s’était agenouillée et faisait une fervente prière pour Philippe, le seul être au monde qu’elle aimât d’une affection vraie et profonde.

Elle priait, absorbée dans sa confiance en Dieu.

Les prières d’Andrée ne se composaient pas d’ordinaire d’une suite de mots attachés les uns aux autres ; c’était une espèce d’extase divine dans laquelle l’âme s’élevait jusqu’au Seigneur et se confondait en lui.

Il n’y avait dans ces supplications passionnées de l’esprit dégagé de la matière aucun mélange d’égoïsme. Andrée s’abandonnait en quelque sorte elle-même, pareille au naufragé qui a perdu l’espoir et qui ne prie plus pour lui, mais pour sa femme et ses enfants, destinés à devenir orphelins.

Cette douleur intime était née à Andrée depuis le départ de son frère ; et pourtant la douleur n’était pas sans mélange : comme la prière, elle se composait de deux éléments distincts dont l’un n’était pas bien intelligible pour la jeune fille.

C’était comme un pressentiment, comme l’approche perceptible d’un malheur prochain. C’était une sensation analogue à celle des élancements d’une blessure cicatrisée. La douleur continue s’est éteinte, mais le souvenir en survit longtemps et avertit de la présence du mal, comme le faisait autrefois la blessure elle-même.

Andrée n’essaya pas même de se rendre compte de ce qu’elle éprouvait ; tout entière au souvenir de Philippe, elle ramena sur ce frère chéri la totalité des impressions qui l’agitaient.