se releva désespéré ; son visage exprima alors les plus sombres, les plus haineuses passions.
— Soit ! dit-il, je serai malheureux ; soit ! je souffrirai ; soit ! je manquerai de tous et de tout ; mais le partage qu’il me fallait faire du bien, je veux le faire du mal. Mon patrimoine, désormais, c’est la vengeance et le malheur. Ne crains rien, Andrée, je partagerai fidèlement avec toi !
Il détourna sur la droite, et, après s’être orienté par un moment de réflexion, il s’enfonça dans les bois, où il marcha tout le jour pour gagner la Normandie, qu’il avait supputé devoir rencontrer dans quatre jours de marche.
Il possédait neuf livres et quelques sous. Son extérieur était honnête, sa figure calme et reposée. Un livre sous le bras, il ressemblait beaucoup à un étudiant de famille retournant dans la maison paternelle.
Il prit l’habitude de marcher la nuit dans les beaux chemins, et de dormir le jour dans les prairies, aux rayons du soleil. Deux fois seulement, la brise l’incommoda si fort, qu’il fut contraint d’entrer dans une chaumière, où, sur une chaise dans l’âtre, il dormit du meilleur de son cœur sans s’apercevoir que la nuit était venue.
Il avait toujours une excuse et une destination.
— Je vais à Rouen, disait-il, chez mon oncle, et je viens de Villers-Cotterêts : j’ai voulu, comme un jeune homme, faire la route à pied pour me distraire.
Nul soupçon de la part des paysans ; le livre était une contenance alors respectée. Si Gilbert voyait le doute voltiger sur quelques bouches plus pincées, il parlait d’un séminaire où l’entraînait sa vocation. C’était la déroute complète de toute mauvaise pensée.
Huit jours se passèrent ainsi, pendant lesquels Gilbert vécut comme un paysan, dépensant dix sous par jour, et faisant dix lieues de pays. Il arriva en effet à Rouen, et là n’eut plus besoin de se renseigner ni de chercher la route.
Le livre qu’il portait était un exemplaire de La Nouvelle Héloïse, richement relié. Rousseau lui avait fait ce présent et écrit son nom sur la première feuille du livre.